Monique Deregibus Le lieu de la tragédie
Monique Deregibus photographie des territoires marqués par les conflits qui deviennent la matière première de ses livres, témoins précieux de ses obsessions.
Propos recueillis par Christophe Asso
Quel est votre parcours ? À quel moment s’est manifesté votre intérêt pour l’image ?
J’ai toujours beaucoup aimé les images. J’ai été complètement fascinée par elles quand j’étais enfant. Il y en avait très peu à la maison. C’était surtout des cartes postales ou des images de Noël et j’adorais ça. Ce qui m’a conduit très tôt à demander comme cadeau un appareil photo. J’avais 12-13 ans. J’ai commencé à faire pas mal de photographies pour mon plaisir. Ça n’allait pas bien loin mais ça venait rencontrer un désir très fort. Je photographiais surtout quand je rompais avec mon quotidien pendant les vacances. Je me souviens que j’avais fait un premier voyage à Londres dans une famille pour apprendre l’anglais. Je devais avoir 15-16 ans. J’avais alors photographié un parc qui m’avait complètement séduite, Crystal Palace, il y avait là des animaux préhistoriques monumentaux en béton, c’était une première rencontre avec un lieu un peu délirant ! J’étais également très attirée par les livres et par les textes. Plus tard, j’ai entamé des études de Lettres Modernes à Aix-en-Provence et mis de côté pendant un temps mon désir de photographie. J’étais militante, engagée du côté des femmes. Pendant longtemps j’ai emprunté des voies de traverse. Je pense que ma vraie passion, au fond, n’est pas tout à fait du côté de la photographie, mais plutôt du cinéma. Je me suis formée au cinéma jeune, prise par une espèce de boulimie d’images, « je bouffais de la pellicule » comme j’aimais alors à le dire. Je me souviens qu’à l’époque, j’allais dans de nombreux festivals parmi lesquels celui de Digne dont la marraine était Marguerite Duras, et j’y découvrais des choses passionnantes. J’étais vraiment « accro ». Aussi, pendant mes études de Lettres à l’université d’Aix, j’ai engagé parallèlement des études de cinéma. J’avais 20 ans en 1975, j’étais contemporaine des plus grands cinéastes, je vouais une passion à Pasolini, Fassbinder et Cassavetes. Leurs films étaient d’une puissance incroyable. J’étais immergée dans tout ça. À un moment donné s’est posée très fort la question : “Mais qu’est ce que je vais faire dans la vie ?” J’étais bien sûr très attirée par la photographie, alors je faisais des petits boulots alimentaires en lien avec elle. Je vendais des pellicules, je travaillais dans des laboratoires. J’ai également travaillé dans une boutique d’appareils photographiques d’occasion. C’était une expérience étrange car je rencontrais là des personnes -plus particulièrement des hommes- qui passaient des heures et des heures à parler de l’objet de leur désir. Leurs problématiques uniquement techniques étaient aux antipodes de mon rapport à la photographie. J’ai enfin entendu parler de l’ouverture de l’École Nationale de la Photographie à Arles et j’ai décidé alors de tenter ma chance.
Qu’est ce qui en a été le déclencheur ?
J’en avais assez de mes errances et je mesurais bien que tous ces chemins de traverse ne menaient pas à grand-chose. J’ai réalisé qu’il me fallait une formation plus solide. Je vivais alors à Paris et j’étais ponctuellement photographe de plateau pour le théâtre, en autodidacte, pas exactement tout à fait autodidacte parce que j’avais fait un stage chez un photographe aixois qui m’avait appris à faire des tirages. À Paris, je photographiais beaucoup le cimetière du Père Lachaise parce que je vivais à proximité. Je m’immergeais dans ces longues allées silencieuses de jardin singulier des après midi entières pour photographier. Étrangement. C’était en 1982 et l’école d’Arles venait d’ouvrir ses portes. Je décidais de m’y présenter. Je ne l’ai pas du tout regretté parce qu’après cela je n’ai plus quitté la photographie. Je suis sortie de l’école en 1987 et j’ai eu la chance d’avoir un poste aux Beaux-Arts l’année qui a suivi. C’était à Valence. Je n’avais pas vraiment mesuré l’enjeu de présenter un tel concours, je n’en avais pas une idée bien nette. Entre mes trois ans de formation à l’école d’ Arles et le poste aux Beaux-Arts de Valence, tout ça est allé si vite ! C’était un peu dingue ! L’enseignement au sein des Beaux-Arts m’a permis d’avoir une très grande autonomie d’ action. Le temps a passé. J’ai poursuivi mon travail évidemment, et je me rends compte aujourd’hui à quel point j’ai travaillé toute seule. J’avais trois mois de vacances rémunérées tous les étés. Ce sont des postes merveilleux qui permettent de voyager et de monter des projets comme tu l’entends, en toute liberté. Ce qui m’a aussi joué quelques tours par ailleurs, car je ne me suis jamais trop préoccupée d’avoir une galerie par exemple. Je le regrette un peu, car j’ai quand même laissé tomber tout un pan d’activités lié au travail artistique. Mon arrivée au sein des Beaux-Arts m’a permis aussi de découvrir un univers que je ne connaissais pas. L’école d’Arles est une école de photographie qui à l’époque avait des spécificités très fortes, repliée sur la pratique du médium à l’exclusion de tout le reste. Aujourd’hui, l’enseignement s’est beaucoup ouvert et assoupli. À l’époque, faire Arles, c’était un peu comme entrer en religion ! Il y avait une idée de la photographie très essentialiste en fait, je crois que c’est vraiment le bon terme. Quand je suis arrivée aux Beaux-Arts de Valence, les trois premières années furent difficiles et pas du tout évidentes parce que le fonctionnement y était très différent de ce que je connaissais, cela m’a demandé beaucoup de travail. À Arles on ne nous parlait que très peu d’art contemporain. J’arrivais là dans un univers tout autre. J’ai eu une vraie passion pour les livres de photographie, en particulier pour les photographes américains comme Walker Evans, Lee Friedlander ou Robert Adams. L’ensemble photographique de Robert Adams intitulé Our Lives and Our Children m’a fortement impressionnée. Des photographies tirées au cordeau, dans une pleine lumière. Des images très directes et frontales, pour dire une forme de catastrophe humaine passée et à venir. Je découvrais beaucoup de choses alors, la bibliothèque étant à Arles un formidable outil de connaissance. Il y a eu aussi Richard Misrach et son livre The Desert Cantos qui montre des charniers d’animaux suite à un empoisonnement de l’eau dans le désert californien. Ses photographies monumentales évoquent Lascaux. J’étais assez éclectique dans mes goûts, je pouvais tout autant apprécier l’œuvre intimiste de Claude Batho, que les étrangetés « surréalisantes » de Ralph Eugene Meatyard.
J’aimerais que vous me parliez de ce que vous considérez être votre premier travail abouti.
Il faut pour cela revenir à la découverte en 1989 d’un lieu dans le désert du Nouveau-Mexique, découverte essentielle pour moi. En ce moment, je travaille sur le livre à venir de ce projet particulier qui remonte le temps et que je revisite. Après avoir fait trois livres avec Patrick Le Bescont des éditions Filigranes, nous avons considéré d’un commun accord que l’aventure avait été très belle et que nous pouvions reprendre nos libertés respectives. J’ai donc demandé à Eric Cez des éditions Loco s’il voulait bien s’engager avec moi sur ce nouveau chemin éditorial. Il a accepté, et j’en suis très heureuse. Pour revenir plus précisément à ta question, la découverte de ce lieu particulier au cœur du Bassin de Galisteo fut fondamentale pour mon travail photographique à beaucoup d’endroits. Je pense que la rencontre avec ce lieu m’a permis d’apprendre à photographier de manière rigoureuse et décidée, afin d’approfondir la question du regard porté sur un paysage.
C’est à travers une rencontre amoureuse que je découvre en 1989 le Nouveau-Mexique ainsi que la ville de Santa Fé. J’y réside pendant des mois. De manière complètement fortuite, au cours d’un repas avec des amies, j’entends parler d’un site qualifié de magique, perdu dans le désert, que très peu de monde connaît, et qui semble d’ailleurs difficile à localiser. C’est vraiment très mystérieux. Et toute cette histoire photographique va commencer ainsi. J’entends parler de ce lieu de rituel indien et de pierres monumentales gravées. Ensuite l’imaginaire prend le relai et je ne vais avoir de cesse de rechercher ce lieu, un peu comme on cherche une aiguille dans une botte de foin. Le bassin de Galisteo est un immense désert autour de Santa Fé, un haut plateau de 2 000 mètres d’altitude qui a appartenu jusqu’au milieu du 19e siècle au Mexique, et qui fut annexé plus tard par les États-Unis. Un jour enfin je rencontre cet endroit et je le parcours parce qu’effectivement, il est bien là ! Il existe ! (Ceci me renvoie à un texte qui m’est cher, Le Mont Analogue de René Daumal qui raconte une histoire fort mystérieuse. Ce lieu décrit dans le roman inachevé, existe-t-il vraiment ? Les personnes qui y accèdent semblent disparaître pour toujours).
Quand je visite ce site pour la première fois, je suis très très impressionnée. C’est au-delà de ce à quoi je pouvais m’attendre, même si je ne m’étais rien imaginé du tout. Dans ce lieu s’exposent des pétroglyphes en abondance, des gravures sur pierre qui ont été réalisées par les Indiens. Les anthropologues estiment que ces gravures de pierre datent du 14e au 17e siècle. Forte présence humaine in situ au cœur du désert. Ce qui est le plus étonnant c’est la façon dont les dessins entrent en résonance avec le paysage, gravés sur des immenses pierres monumentales posées là, formant un chaos. Le lieu est très chargé, très puissant en forces telluriques, c’est sans aucun doute un lieu de rituel ancien, un lieu chamanique. Je ressens dans mon corps de vives émotions liées à toute cette charge de la terre, inexpliquée et inexplicable. C’est presque comme si je rentrais à la maison. Retour à une terre originelle. C’est très irrationnel mais c’est ce que j’ai ressenti alors ! Et pendant dix ans, je ne vais plus photographier que ça, faisant des allers-retours pour retrouver ce territoire et ces émotions. C’est pour ça que je dis que ce lieu est le lieu de ma fascination pour l’image, car je pense aussi à Ugo Mulas, un autre photographe qui a énormément compté pour moi et qui a entrepris « ses vérifications », que j’ai beaucoup regardé et dont j’ai beaucoup apprécié le travail. Cet endroit magique va devenir le lieu de vérification de mon rapport à la photographie. Et je le photographie pendant 10 ans, entre 1989 et 1999. Au même moment, en 1996, je fais « le petit livre rouge ». C’est dingue, parce que ce petit livre rouge est complètement habité par les voyages américains.
Le petit livre rouge c’est Tour de l’Europe, Valence le Haut. Dans les textes que j’ai pu lire sur le livre, vous dites qu’il y a des connexions avec le Nouveau-Mexique.
C’est exactement ça. Je photographie en noir et blanc parce que je photographie ces façades complètement hantée par le travail sur le Nouveau-Mexique. Ce livre est extrêmement important pour moi.
Ce n’est pas anodin de l’appeler le petit livre rouge ?
Oui, bien sûr. Je désirais entre autres parler de la faillite européenne, c’est pourquoi j’ai fait le choix d’une couverture rouge toilée sur laquelle sont gravées les étoiles du drapeau européen. On venait de sortir du siège de Sarajevo. Au centre de Valence le Haut où je travaillais, une tour d’appartements appelée « Tour de l’Europe » était l’emblème du quartier. C’était une tour très imposante, dégradée, et je décidais de la photographier dans le cadre de la commande. Ce choix de couverture de livre, ainsi que son titre, c’est la question de la guerre. En fait, je me suis rendue compte que la guerre va hanter tout mon cheminement, tout mon parcours de photographe. L’horreur de la guerre et l’incompréhension de tant de destructions au cœur de l’humain. Pour le travail sur le Nouveau-Mexique, les pétroglyphes témoignent à leur manière du génocide, car ils sont bien antérieurs à la construction de l’Etat américain qui se fait sur la quasi disparition des Indiens, des Native Americans. Aujourd’hui, on ne sait plus trop comment les nommer, car il y a beaucoup d’interdits qui pèsent sur les mots, à mon sens pour de très mauvaises raisons. Jerome Rothenberg, ethno-poète, a collecté dans les années 70 les poésies orales ainsi que des récits des mythes fondateurs de certains Indiens d’Amérique du Nord. Il en a tiré un livre magnifique Shaking the Pumpkin, traduit en français par les Presses Universitaires de Rouen et du Havre sous le titre Secouer la citrouille. Ce sont des textes très forts qui témoignent d’une civilisation éclairée et cependant fragile. Pour les Indiens, la transmission orale pallie à l’absence d’écriture. Je parle de tout ça ici car c’est connecté au projet. Pour le livre à venir, je vais sans doute emprunter des poésies extraites du livre de Jerome Rothenberg.
Pourquoi avoir attendu autant de temps pour éditer ce livre sur le Nouveau-Mexique ?
Je sens que mon travail photographique commence donc véritablement là et pendant dix ans, je ne le lâche plus. Entre-temps, je fais mon premier livre Tour de l’Europe en 1996 de façon concomitante et je sais vraiment très profondément qu’il y a pour moi une connexion très forte entre le livre et la photographie. Parce que je considère le livre comme un support idéal pour restituer un travail photographique. Le livre est la garantie de la reproductibilité de l’image photographique. Pour les expositions, il faut toujours faire des choix extrêmement ténus. Le fil rouge doit être précis. Avec le livre, tu peux engager une certaine générosité par rapport au travail dans son ensemble. Donc au moment où je fais ce livre, je n’ose pas penser quoi que ce soit à propos des photographies du Nouveau-Mexique, c’est bien trop tôt. Ça va venir longtemps après. C’est étrange, mais c’est comme ça. C’est totalement décalé dans le temps, et d’ailleurs le livre va parler du temps bien sûr. Peut-être aussi parce que j’y suis retournée en 2017 ?! Pendant dix ans, j’ai travaillé là-bas. Et puis, au bout de dix ans de répétition, je me suis posée la question : « Est-ce que tu vas vraiment faire ça toute ta vie ? » J’aurais pu en effet ! Mais j’ai préféré arrêter là. Roman Opalka est un immense artiste que j’admire, il s’est volontairement enfermé dans un programme sans issue, effrayant et magnifique à la fois, comptabilisant les jours, les semaines et les années du temps qui passe. J’avais très fort en tête ce type d’activités programmatiques chères aux artistes. À un moment donné, je me suis donc posée la question pour moi-même. Très vite, j’ai eu envie de sortir de cette obsession et je me suis dit « Non, désormais ça sera ici et maintenant ! ». Et c’est à ce moment-là que démarre ce qui va devenir le livre Hotel Europa mais je ne le sais pas encore. De 2000 à 2003, j’ai commencé à photographier Marseille, intensément, quasi quotidiennement. C’est intéressant parce que c’est le moment où la ville se déconstruit pour favoriser une greffe du tourisme à l’échelle industrielle, qui va prendre au-delà de toute attente. Je pensais un peu naïvement qu’il y avait des fortes possibilités de résistance dans la ville.
Vous décidez donc de vous concentrer sur le territoire du port ?
Oui, je photographie la ville dans son ensemble mais c’est vrai que ce qui m’intéresse le plus c’est la relation de la ville au port et à la mer. J’ai photographié à ce moment-là un état urbain particulier qui correspond à une destruction organisée à des fins de reconstruction. Et ce qui se reconstruit va donner lieu à une toute autre ville. J’ai regardé l’effondrement, la destruction du J3. Ce n’est quand même pas rien. Souvenons-nous que c’est par là qu’arrivaient toutes les personnes en exil qui fuyaient les guerres, qui fuyaient des conditions économiques dramatiques. C’est aussi la question d’Ellis Island ici à Marseille. C’était déjà une période très difficile pour accéder au port. En 2000-2003 nous étions déjà soumis au plan Vigipirate du fait du 11 septembre 2001 et le port de Marseille était considéré comme une zone extrêmement sensible. Ça a été très délicat de pouvoir y accéder autant que je le désirais.
Hotel Europa est votre deuxième livre, avec des photos de Marseille mais aussi de Sarajevo et Odessa.
Sarajevo c’est une honte européenne, en rapport avec le siège entre 1992 et 1996. Et donc ça se prolonge dans le fait d’aller voir la ville de près, six ans après la fin de la guerre au cours d’un voyage d’études, parce que je travaillais alors avec des étudiants et d’ autres collègues sur ce qu’était l’Europe de l’espace Schengen. À l’époque, on essayait de bouger le plus possible. J’ai eu la possibilité d’aller à Sarajevo. Une fois arrivée sur place, j’ai immédiatement pensé à Marseille. Au final il s’agissait d’évoquer de façon métaphorique et à travers les différents paysages urbains, la réduction des utopies au cours du 20e siècle et l’inflation des industries planétaires du tourisme. Ces choses extrêmement prégnantes qui rabotent tout, surtout la question de la mémoire. Je me suis aussi rendue à Odessa parce que j’avais en tête le fameux film de Sergueï Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, qui reconstitue la mutinerie de 1905, prémices de la révolution de 1917 en Russie. Je voulais absolument voir dans quel état étaient aujourd’hui encore ces fameux escaliers qui avaient soutenus les utopies de la première moitié du 20e siècle, en particulier les utopies communistes. Il y a une double page dans le livre qui tente d’évoquer ça avec l’escalier restitué dans son usage le plus banal. Il est dépourvu alors de la moindre force symbolique. J’ai donc tenté à ma façon par un effet de montage, de renouer avec l’Histoire de ce chef d’œuvre du cinéma soviétique en l’évoquant.
Un extrait du film était présenté dans votre exposition aux Ateliers d’Artistes de la Ville de Marseille en 2004.
Oui absolument, et l’exposition m’a donné très envie de faire le livre. J’avais déjà travaillé sur une maquette qui y était présentée d’ailleurs. Je cherchais des financements ! (Rires). L’exposition a confirmé cette intuition de vouloir faire se rencontrer étrangement trois villes qui, a priori, n’avaient pas grand chose à voir les unes avec les autres. Dans Hotel Europa, j’ai volontairement créé un espace de confusion pour le regardeur. L’idée, c’était qu’au fond ces trois villes auraient pu tout aussi bien être Berlin, Alger ou Leningrad par exemple. Trois autres villes de l’espace européen « augmenté » et turbulent. Je voulais volontairement semer un trouble.
Dans le livre qui a suivi, intitulé I Love You Forever Hiba, également, mais là je prenais le risque d’une autre forme de trouble plus ambigüe. Connaissant ce risque j’avais décidé que, contrairement à Hotel Europa où il fallait se reporter à la fin des cahiers de photographies pour prendre connaissance des légendes, en ce qui concernait l’ouvrage libanais les légendes devaient être immédiatement lisibles en dessous des images. Question d’éthique, afin de ne pas totalement perdre le lecteur. Je m’explique : au départ je voulais vraiment travailler sur le Liban, et sur la ville de Beyrouth en particulier. Comme beaucoup d’artistes je crois ? Je désirais, à ma modeste échelle, faire œuvre de réparation. Je me souviens qu’en 1975 je voyais des images à la télévision de ces immeubles de front de mer qui s’effondraient sous les obus, tels de pâles châteaux de cartes. Puis, ça n’a jamais vraiment cessé. Le Liban est un petit pays qui est dans un état terrifiant. J’avais voulu alors témoigner de la reconstruction libanaise dans une période où la guerre civile semblait bien loin, définitivement derrière. Nous étions en 2005, une amie vivait à Beyrouth, ce fut l’occasion d’aller la voir et d’engager un projet sur la ville. J’ai donc commencé un travail photographique l’été 2005 et à mon retour en France, regardant les résultats, je me suis dit qu’il fallait vraiment que je retourne poursuivre les prises de vues l’été suivant. Je me souviens avoir pris mon billet d’avion pour le 15 juillet 2006. Mais le 12 juillet, le Liban a de nouveau été « rayé de la carte ». Personne n’avait rien vu venir. L’attaque fut d’une extrême violence de la part d’Israël et des alliés américains. À ce moment-là, il n’était plus question pour moi d’y aller. J’étais très inquiète pour mes amis restés là-bas. Ça a été une guerre éclair, une guerre atroce.
Et c’est la raison pour laquelle j’ai alors acheté les droits pour reproduire une photographie de Christopher Anderson, reporter chez Magnum, présentée en deuxième et troisième de couverture du livre. Ainsi, ce que l’on allait découvrir dans le livre était antérieur à cette photographie des destructions de 2006. J’avais eu cette idée pour marquer des temporalités contradictoires, et pour évoquer la mise en boucle d’une machinerie infernale et de sa répétition concernant le Liban. Et puis, je voulais quand même faire un livre avec ce que j’avais collecté l’été précédent, même si cela m’apparaissait insuffisant. Alors, j’ai eu l’idée finalement de me rendre à Las Vegas, en une équivalence imaginaire à ma rage et à mon impuissance. C’est une ville que je connaissais pour l’avoir traversée quelquefois. Las Vegas, quoiqu’on en dise, c’est vraiment l’enfer sur terre. C’est un shoot de saloperies !
À partir de là, ce que je me suis autorisée à faire, -qui n’était pas si simple- ça a été d’intercaler dans le livre libanais neuf photographies de Las Vegas, en un geste décisif de montage. Ces photographies, je les ai choisies suffisamment ambiguës, déconstruites. Car Las Vegas c’est ça aussi. L’envers du décor est très vite présent, une fois que le brillant, le glamour tombent, c’est l’horreur. Tu vois des personnes dans des états de grande déchéance et qui semblent avoir tout perdu. Tu vois aussi la circulation des drogues, les réseaux de prostitution, la misère, des enfants qui ont échoué là au cœur du pire et qui mendient. C’est vraiment très noir. Donc j’ai osé ce geste perturbateur. Parce que je souhaitais aussi parler de la reconstruction libanaise et de la guerre civile qui avait permis de rebâtir des quartiers entiers, ainsi de faire flamber les prix du mètre carré à Beyrouth pour les très riches émiratis.
Comment choisissez-vous les territoires que vous photographiez ?
Ils sont habités par la question de la guerre et de la destruction. Je crois qu’au regard de tout ce que je viens d’énoncer, ça s’entend. Pour en revenir au Nouveau-Mexique, je me suis rendue compte, mais dans l’après coup, que ce travail impliquait non seulement la question du génocide mais de plus celle de la bombe atomique. On n’en a pas encore parlé, malheureusement toutes mes obsessions se recoupent. Le Nouveau-Mexique était en 1945 une des zones les moins peuplées des États-Unis, c’est pour cette raison que les Américains ont choisi cet état pour y créer une ville clandestine, Alamogordo, et y inventer cette « chose terrifiante », je ne sais comment la nommer. Juste avant Hiroshima et Nagasaki, en juillet 1945, ils ont fait exploser dans le désert du Nouveau-Mexique la première bombe atomique de l’humanité ! De l’inhumanité serait plus juste ! Au départ je n’en savais rien. J’ai rencontré ce lieu incroyable et ce lieu allait à son tour rencontrer toutes mes obsessions.
Parlons de votre dernier livre, La Maison Chypre, sorti en 2018.
Oui, Chypre c’est un voyage après le Liban, l’île se trouve à deux cents kilomètres des côtes libanaises. Je m’y suis rendue à deux reprises pour les mêmes raisons. Cet espace méditerranéen est essentiel à mon histoire. Je me suis beaucoup documentée sur Chypre et la situation de cette île à peine plus grande que la Corse m’a semblé être totalement ubuesque. Chypre dont l’Histoire moderne est une histoire de partition. Au Nord de l’île : la Turquie, au Sud : la Grèce. Quand viennent à surgir des paroles identitaires très violentes, voire fascisantes, cela a obligatoirement un effet de division. Malheureusement c’est ce qui s’est passé sur l’île car en niant complètement tous ceux et toutes celles qui se reconnaissaient avant tout sous le terme de Chypriotes, qu’ils soient grecs ou turcs, l’Histoire qui a vu le jour à partir de la seconde moitié du 20e siècle, est malheureusement liée à l’Histoire des grands discours identitaires haineux, promus par quelques uns, toujours extrêmement dangereux. Car il suffit alors qu’ils prolifèrent -comme un virus dans une société humaine- pour mettre le feu aux poudres, y compris là où les gens vivaient en bon entendement au sein de leurs communautés respectives. J’ai donc travaillé sur Chypre en raison de la partition de l’île ainsi que de ses paysages. C’est le voyage qui m’a demandé le plus d’organisation à ce jour, qui a été le plus construit. Et pour cause ! L’arrivée sur l’île le nécessitait. Il faut savoir qu’en raison de tout un tas de choses, et entre autres de la partition et de la présence de la guerre, quand tu débarques sur l’île, il est quasi interdit de photographier.
D’ailleurs, vous ouvrez le livre par une image de ces panneaux d’interdiction.
Oui, c’est juste. Pour pouvoir photographier ce qui est intéressant, tu es obligé de montrer patte blanche, de te faire accompagner, de demander l’autorisation à l’ONU, de demander l’autorisation aux militaires turcs, aux militaires grecs. C’est extrêmement compliqué. J’ai une petite anecdote amusante de mon arrivée sur l’île. J’avais fait un premier voyage en 2009. J’étais alors accompagnée d’une amie qui avait eu envie de connaître Chypre. On a pris le train puis un avion et enfin un bus pour regagner Nicosie. On a fait des heures et des heures de voyage. Quand on arrive enfin à destination, imagine que c’est comme arriver dans la rue Saint-Ferréol à Marseille. On débarque dans une zone piétonne quasi identique avec nos valises, un peu hagardes. Et là on voit toutes les enseignes commerciales habituelles, j’avais oublié que la partie sud de l’île était dans la zone Schengen, en ça identique à tout ce que nous venions de laisser derrière nous et qui semblait nous rattraper. Je me disais : « Mais qu’est ce que je suis venue faire dans ce bordel ?!” (Rires) Puis ayant trouvé l’île tout de même très intéressante, j’envisage un second voyage organisé de façon beaucoup plus précise cette fois. Je rencontre alors à Marseille un Chypriote Grec, Hyacinthe Pavlides, qui est devenu un ami par la suite, qui accepte d’être mon assistant sur ce projet. Nous réalisons tout un travail administratif de demande d’autorisations depuis Marseille -puisqu’il écrit en grec- grâce auxquelles nous allons pouvoir nous rendre dans des endroits absolument interdits et bouclés. C’est comme ça d’ailleurs que l’on a pu circuler -sous encadrement militaire de l’ONU- dans la Buffer Zone encore appelée zone tampon. Il faut imaginer l’inimaginable, c’est incroyable, Ubu Roi. C’est fou ce que les hommes sont capables de se faire vivre, on le sait. Il faut imaginer une zone désaffectée qui partage la capitale Nicosie en deux parties bien distinctes, comme en attente de la reprise de la guerre. J’évoque souvent à ce propos Le désert des Tartares de Buzzati, ou encore Le rivage des Syrtes de Julien Gracq. Il y a là des enjeux de temps arrêté, caramélisé, donc de temps photographiques, où les militaires de part et d’autre sont parfois à deux mètres seulement les uns des autres dans des guérites, protégés par des empilement de sacs éventrés, s’observant sans sourciller. L’autre, l’ennemi, est là. Il te fait face et tu ne sais pas si ce sera aujourd’hui, demain ou dans un an qu’un événement aura lieu réactivant la guerre. C’est complètement fou ! Et mortifère ! Les jeunes gens doivent faire trois ans de service militaire obligatoire. Ceux qui ne peuvent pas partir à l’étranger faire des études restent là et perdent leur temps sur la ligne de démarcation. Beaucoup de personnes en ont assez de l’état d’abandon de l’île et aimeraient bien en finir avec la partition. Malheureusement, ce n’est pas aussi simple et les choses semblent se durcir. Notamment avec quelqu’un comme Erdogan, côté turc. Certainement que côté grec, c’est un peu la même chose car le monde ne s’arrange pas, il n’y a qu’à voir ce qu’on vit aujourd’hui en France. C’est lamentable, honteux. Et je ne pense pas que Chypre soit une question européenne de toute première urgence. Je veux aussi rajouter qu’à Chypre j’ai ressenti très fort la présence du sol. Je savais que les charniers de la guerre de 1974 se trouvaient à la fois au nord et au sud, sur tout le territoire de l’île, et même que nous marchions dessus. C’était à ce propos que nous avions souhaité rencontrer une association de jeunes archéologues turcs et grecs qui travaillaient à la restitution des corps. Nous nous sommes rendus sur les lieux de fouille des différents chantiers. C’était très impressionnant de voir tous ces os exhumés par des jeunes gens absorbés dans leur travail de fouilles, et aussi les squelettes humains en voie de reconstitution à même le sol. Plus tard, plus loin, à l’aéroport désaffecté de Nicosie, siège de l’ONU, nous avons pu visiter les laboratoires où d’autres archéologues reconstituaient les corps grâce à des ordinateurs très perfectionnés permettant l’analyse d’ADN. Vaste cycle de reconstitution attentive des corps afin de pouvoir les restituer quelques décennies plus tard aux familles endeuillées. Lorsqu’un être cher disparaît, j’imagine qu’il doit être tentant d’inventer le fait qu’un jour il ou elle reviendra.
Quels sont vos projets ?
Il y a donc le projet de livre sur le Nouveau-Mexique avec les éditions Loco. C’est un rapport au temps un peu complexe, parce que je revisite mes archives, mon passé. C’est un travail ancien et fondateur. Je me rends compte en feuilletant la maquette toute provisoire, que c’est un objet particulier qui aura peut être à voir avec une vanité ? Trop tôt pour le dire ! Mais la question du temps qui se répète à travers un motif photographié, plus ou moins toujours identique à lui-même, peut l’évoquer. La question de continuer à faire des livres et des photographies se pose aussi. C’est étrange.
J’aimerais en conclusion que vous reveniez sur le premier repère que vous citez sur le site de Documents d’Artistes à savoir le manifeste Dada de Tristan Tzara.
Alors là, c’est une disjonction ! (Rires) Franchement, je pense qu’on est dans une période funeste. Et pas seulement au niveau de l’écologie. Là c’est mortel ! Mais politique. On le voit bien : plus le bateau prend l’eau, plus certains désignent un autre au plus proche responsable de tous les maux. La haine prend le risque alors de s’étendre et de faire rage. J’aimerais bien être optimiste. C’est vrai que je peux être très double, je suis Gémeaux. Je peux tout à fait énoncer toutes ces horreurs et en même temps aussi dire que j’ai très confiance dans l’énergie des jeunes générations par exemple. Je me dis que ce n’est pas possible qu’on se saborde à ce point. La pandémie du Covid a produit des renfermements, des repliements, sans aucun doute, cela ne nous a pas laissés indemnes. Le fait que l’autre, quel qu’il soit, ton voisin de palier, ton ami, ton cousin, tu le tiennes dans une distance dite nécessaire aujourd’hui, je crois savoir que tout ça nous fait du mal et donc nous renvoie à des questions très fondamentales. La question des formes de résistance aujourd’hui se pose plus que jamais !