Camille Fallet La réapparition de la photographie
Invité d’honneur du festival Photo Marseille 2020, Camille Fallet expose son travail sur Glasgow au Centre Photographique Marseille et à Zoème jusqu’au 25 septembre. L’occasion de revenir sur le parcours d’un photographe désireux de prendre soin de son sujet et de citer les auteurs dont il se sent l’héritier.
Propos recueillis par Christophe Asso
Quel est votre parcours ? Comment êtes-vous devenu photographe ?
Je me suis consacré à la photographie après mes 3 premières années d’études aux Beaux-Arts d’Angoulême. J’y étais entré pour faire de la bande dessinée. Les premières années j’ai suivi un espèce de double cursus art – bande dessinée puis finalement mes amis allaient en art. J’étais assez éloigné de l’art à priori même s’il y avait un capital culturel assez fort dans ma famille. On n’avait pas trop de fric mais il y avait un intérêt pour la culture et les arts. Par contre je n’avais pas trop de notion d’art contemporain et je découvrais ça aux Beaux-Arts : la vidéo, la peinture, le dessin, l’installation et la photographie. Durant mon enfance, mon oncle avait acheté un Canon A1 qui était alors un bon boîtier et il me l’avait donné quand je suis entré aux Beaux-Arts. Aussi j’avais un appareil à moi et ça a pas mal joué. Je me suis acheté une première optique.
Après avoir obtenu mon DNAP à Angoulême je suis entré aux Beaux-Arts de Nantes et là je suis tout de suite parti en échange Erasmus à Porto où j’ai fait beaucoup de photos. C’étaient des déambulations urbaines et beaucoup de photographies d’architecture. Durant mes études aux Beaux-Arts d’Angoulême j’ai rencontré Florent Mulot, qui était déjà diplômé et qui faisait son objection de conscience au Frac. On s’est bien entendu. Il y avait de grosses fêtes aux Beaux-Arts et on a passé une soirée à rapper ensemble et à faire les cons. Il faisait beaucoup de photos d’architecture au Polaroïd avec une esthétique proche des premiers films de Cronenberg. De l’architecture qui pourrait être de la science-fiction. Ça m’a hyper marqué. À l’époque j’écoutais beaucoup de hip hop. J’étais dans des problématiques sociales et je m’étais intéressé aux formes de l’habitat collectif. Voilà pourquoi j’ai beaucoup photographié de barres d’immeubles à Porto. Je pense que ça a beaucoup influencé le reste.
J’ai été également pas mal influencé par Florent et plus tard par Thomas Bernardet un autre ami artiste. Quand tu es étudiant, tes premières références ne sont pas forcément des grands artistes, ce sont surtout tes amis. Tu te constitues vis-à-vis de ce que font les uns les autres. Quand je suis rentré du Portugal j’ai commencé à travailler sur la ville de Nantes à la chambre. Je ne peux pas dire que j’ai eu une formation de photographe, j’ai appris la technique par moi-même avec l’aide d’un technicien de l’école qui me montrait comment charger les films dans les châssis. Je me suis aussi beaucoup formé à Photoshop. C’était le début des iMac dans les écoles d’art. Il n’y avait pas d’appareils photo numériques. On développait et on scannait. Juste avant le DNSEP il y avait à la galerie de l’école une exposition des étudiants du département photographie du Royal College of Art de Londres. Olivier Richon, qui en était le directeur, est venu avec ses élèves. Pendant les bilans il a vu mon travail et m’a proposé de venir à Londres. Les dates d’inscription étaient passées et il m’a dit : « Tente le l’année prochaine ! » Je n’avais jamais entendu parler de cette école. C’était une école très chère mais il y avait des bourses européennes donc je pouvais étudier pour moins cher qu’aux Beaux-Arts en France. J’ai eu mon DNSEP en 2001 à Nantes. Puis par un concours de circonstances j’ai même enseigné un trimestre à l’école et ensuite je me suis retrouvé à Londres pendant 2 ans. C’était en 2002-2004. J’ai énormément travaillé à la chambre. Je braquais des films 4×5 à l’époque dans un magasin qui s’appelait Calumet et il y avait beaucoup beaucoup de matos à l’école, c’était super. Dans un sens je me suis formé comme on se forme souvent aux Beaux arts, c’est-à-dire tout seul techniquement. On apprend chacun à construire sa propre méthodologie de travail entouré d’une grande exigence plastique et critique que les écoles d’art savent extrêmement bien dispenser.
Quand avez-vous commencé à mettre en application cette exigence vis-à-vis de votre propre travail ?
Durant mes études à Londres j’ai fait une résidence en France à Sainte-Foy-la-Grande avec Florent. C’était assez bon et ça mériterait d’être remontré. C’étaient beaucoup de portraits de jeunes mis en scène et des lieux assez insolites. Sainte-Foy c’est une petite ville assez coquette entourée de vignes entre Bergerac et Libourne. Pour nous c’était un vrai studio de cinéma. On a beaucoup photographié les gens de nuit avec des flashs et des éclairages. Il y avait une manière de fantasmer cette ville comme une ville américaine ou plutôt comme quelque chose qui relèverait d’une forme de cinéma qu’on aimait tous les deux, par exemple celui de Brian De Palma. On a également fait tout un travail sur le littoral méditerranéen et les stations balnéaires qui a été montré une fois à Montpellier.
Quand je revois ces travaux je trouve qu’ils sont très datés début des années 2000. On voit les influences comme les travaux de Valérie Jouve, Jean-Marc Bustamante et surtout Jeff Wall, qui, en tant qu’étudiant, avaient pu nous marquer. On n’a pas du tout su valoriser nos productions. On était de gros timides. Il y a aussi que quand j’étais au Royal College tout le monde faisait du grand format couleur et ça me posait pas mal de questions. Je me suis dit que ce n’était pas possible qu’on fasse tous le même genre de photographie même si en réalité c’était plein de nuances. L’appareil de l’époque c’était le Mamiya 7 II qui était vraiment super mais qui générait toute une esthétique avec des grands tirages comme restitution. J’ai essayé de m’extirper de ça. Un des enjeux dans la formation des Beaux-Arts c’est de critiquer les formes que tu génères et de les interroger. J’ai essayé de me positionner par rapport à cette photo et j’ai commencé à rompre avec elle. J’étais à ce moment-là l’assistant du photographe d’architecture Paul Kozlowski qui était passé aux boîtiers numériques. Je bossais la post-production des fichiers pour lui. Il a fini par m’échanger son Canon 5D contre du temps de travail et j’ai commencé à explorer la prise de vue numérique. Ça me plaisait bien cette idée de travailler avec l’outil du présent. Petit à petit, j’en suis venu à travailler avec cet outil là uniquement. Je lui avais aussi racheté un 24×36, un Nikon F4, et il m’avait filé tout un stock de pelloches et de diapos. J’ai donc énormément travaillé à l’œil, ce qui était très différent du travail à la chambre avec lequel j’avais travaillé pendant des années. Il y avait un truc beaucoup plus organique dans la prise de vue. C’est aussi pour ça, je pense, que je n’ai pas porté ces travaux grand format couleur du début des années 2000. J’y suis revenu aujourd’hui par un autre biais. À ce moment-là je voulais « salir » la photo. Il y a des préceptes qui te sont donnés quand tu es un jeune artiste. J’ai vachement entendu l’argument : « on est dans un monde où il y a beaucoup d’images, aussi l’artiste doit faire peu d’images qui soient précises ». Et moi je faisais beaucoup d’images. C’est vrai que c’était problématique. C’était foisonnant et je n’arrivais pas à choisir. Alors que l’une des choses qui définit le travail de l’artiste, c’est le choix. C’est le choix qui fait l’artiste, en tout cas au 20e siècle. Tu peux même ne rien produire du tout, tu peux juste produire des choix et des actions. Et c’est vrai que je n’arrivais pas à choisir. En même temps, mes premières expériences esthétiques correspondaient à la lecture de bandes dessinées de 80 pages avec 10 cases par page ce qui fait 800 cases pour une histoire. Et on me disait une bonne série, c’est entre 15 et 30 images. En fait pourquoi ?! Et comme il y a un fort esprit de contradiction chez moi, je me suis dit que j’allais quand même voir comment y arriver ! C’est comme ça que je suis arrivé à des productions comme le Grand Paris ou Bordeaux, même Londres dans un sens. J’avais trouvé un moyen de montrer des lots d’images ensemble. Cependant toute cette période après le Royal College of Arts ressemblait à une grosse chute. J’étais rentré de Londres avec ma compagne qui voulait travailler sur Paris. J’ai fait des petits trucs dont une résidence au Centre Photographique d’Île de France mais je n’avais pas d’exposition, rien de sérieux. Au bout d’un moment je n’y arrivais plus du tout. Pourtant j’avais quelques connexions dans le milieu de l’art.
Je travaillais toujours avec Thomas et Florent. Thomas a trouvé un lieu d’exposition à Marseille, la Galerie Du Tableau où on a exposé tous les 3. L’exposition s’appelait FABERMU et c’était hyper motivant. Il m’a également invité à partager une résidence à Toulouse au BBB, centre d’art. On a fait une exposition qui s’appelait Portails, grilles et autres images modernes. Je me suis dit : « C’est ça que j’ai envie de faire, c’est pour ça que je me suis formé, c’est comme ça que j’arrive à penser les formes ». Peu de temps après, en 2010, je me suis installé à Marseille et ça a vraiment été le bon choix. J’ai assez vite travaillé pour le Studio AZA ce qui m’a permis de rencontrer le milieu de la photographie à Marseille durant 5 années. J’ai aussi eu une grosse commande. J’avais eu la bourse d’aide à la création de la Drac d’Ile-de-France en 2006 et en 2010 ils m’ont proposé d’intervenir dans des ateliers d’urbanisme à Cergy. C’était extrêmement bien payé. Tout ça s’est bien goupillé et cela m’a mis le pied à l’étrier, et puis je crois que j’ai été patient, à construire petite pierre par petite pierre. La STRAAT Galerie aussi m’a beaucoup aidé avec deux petites expos qui étaient supers.
J’ai découvert votre travail en 2011 avec la série London Photographs que vous considérez comme fondatrice.
J’en avais fait une première partie à la fin de mes études. En 2007 avec la bourse de la Drac je suis reparti terminer le travail. C’est un travail avec lequel j’ai un rapport très compliqué. Il y a eu la forme que l’on a montrée ensemble à Maison Blanche (NDLR, en 2011 pour la première édition du Prix Maison Blanche). Mais le projet n’a jamais vraiment trouvé sa forme définitive. Ce devait être un livre. J’y ai passé beaucoup de temps. C’est quelque chose qui, je pense, constitue les bases de tout le reste de mon travail finalement, et ce par l’échec du projet. Je me suis enferré dans le truc, j’ai bossé comme un âne. Le livre n’a jamais été publié. Il a des qualités mais je pense qu’il faudrait le remonter. Imaginons que j’ai du succès dans le temps. STEIDL ou MAC pourraient se dire, tiens, on va le remonter ! (Rires) En disant ça je pense à l’exemple de Joachim Brohm qui ressort ses vieux boulots et qui sont remontés intelligemment. Je pense que les grandes planches, comme on les a montrées, avec les mosaïques d’images et le chemin de fer par chapitre était plutôt intéressant car il formalisait le travail comme étant avant tout un projet. C’est un travail assez didactique en somme.
Pouvez-vous m’expliquer le rôle fondamental du découpage dans votre travail ?
C’est la question du montage. Je vais paraphraser quelqu’un mais la photographie c’est assez simple, une fois qu’on a l’idée, on a juste à déclencher. Par contre toute la complexité c’est d’éditer les images. C’est là que se joue pour moi tout le travail artistique. Encore une fois, pour le travail sur Londres, il y a une organisation par chapitre et je voulais réussir à montrer et à décrire une ville par le montage photographique. Pour Paris et Bordeaux j’ai repris cette idée avec une structure historique en filigrane. Le montage s’appuie sur des typologies. À un moment, quand j’ai essayé de déconstruire la photo grand format couleur, je me suis dit qu’un des moyens était d’essayer de représenter la perception comme un flux. Un des bouquins qui m’avait marqué pendant mes études était Matière et mémoire de Bergson. Il y décrit comment au commencement il y a l’image et que l’image est un flux. Par exemple, on a une multitude de vues et d’expériences de chaises et c’est seulement à un moment qu’on va pouvoir se créer une image générique d’une chaise. On va réussir à la formaliser par la mémoire de ces expériences qu’on en a eu. Dans un autre livre, il montre comment le temps pour lui fonctionne différemment de l’espace, en étant une espèce de bloc indivisible. Pour lui c’est un flux. J’aimais bien cette idée appliquée à la perception de la ville par le temps.
Quand j’ai eu la commande sur le Grand Paris j’ai repensé au fait que, gamin ayant grandi dans le sud de l’Aveyron, on allait régulièrement à Paris parce que toute ma famille y habitait. Je me souviens de l’arrivée en voiture dans Paris et de ces gros lampadaires qui éclairaient l’autoroute. Il y avait une espèce de sur-éclairage artificiel. On revient un peu sur cette idée de l’architecture support de science-fiction. C’était une espèce d’hallucination cette entrée dans la ville ! Pour ce travail, mes commanditaires me demandaient de traiter le Grand Paris comme une entité paysagère. Je suis allé avec eux en haut des hautes tours, c’était assez chouette, c’était comme regarder une carte. Pour eux ça ressemble à leurs dessins d’urbanistes. Je me disais que pour autant ce n’est pas ce que perçoivent la plupart des gens, et j’avais ce souvenir d’entrée dans la ville, enfant. Très vite, j’ai commencé à photographier en voiture, en conduisant. Si tu veux retranscrire une expérience de la ville qu’est ce que tu retranscris ? Dans le flux, c’est la quantité et la répétition du sujet qui entre dans ton champ de vision qui vont faire qu’une chose va t’apparaitre comme iconique ou exemplaire. Je crois que c’est ça qui m’a poussé à générer les typologies, mais sans la rigidité d’un même cadre. C’est l’objet qui m’intéresse, qu’il soit perçu en bagnole, à pied, qu’il soit à moitié flou dans un déplacement, ça ne me dérange pas. Ce qui m’intéresse c’est la preuve par le nombre. Le fragment. Une fois ces typologies constituées je les ai organisées selon une trame historique du développement de la ville. L’idée de montage c’est la base du travail en photographie, c’est ce qui crée un récit. Après il peut y avoir des montages très libres, très lyriques.
Dans votre travail vous faites explicitement référence aux artistes et aux travaux qui vous ont influencés.
Ma première influence, c’est la bande dessinée. Hugo Pratt, Baudoin, Hergé. Tintin c’est génial, dans le découpage du récit. Et l’idée de la ligne claire c’est un truc qui habite mon travail. Essayer de rendre la chose la plus lisible, la plus simple possible. J’ai toujours eu des modèles. Quand je voulais faire de la BD j’avais un modèle fort qui était Pratt. Pour la photo, ça a d’abord été Jeff Wall. C’est à Nantes que je le découvre. Je me souviens d’un entretien dans artpress qu’il a avec Roy Arden un artiste de Vancouver, ils discutaient de Weegee, Robert Frank, Walker Evans et particulièrement d’American Photographs. Florent m’avait également fait lire un article de Jean-François Chevrier dans la revue Communication sur American Photographs. L’article était incroyable dans ce qu’il supposait de possible par le montage de photographies chez Evans. Sauf que moi je n’avais pas le livre. Il y avait bien d’autres livres sur son travail mais je n’y comprenais rien. Puis en allant au Château d’eau à Toulouse, je tombe sur American Photographs dans leur bibliothèque. C’est la première fois que j’ai pu le lire. Au Royal College ils l’avaient et je l’ai emprunté quasiment 2 ans, à le regarder pour comprendre comment il est fichu. Ce n’est pas une œuvre facile. Ça met en branle des choses qui sont complexes quand tu as 25 ans. Ça fonctionne sur un modèle littéraire que je n’avais pas.
Je n’ai pas du tout de culture classique à la base, j’ai plutôt une culture populaire : bandes dessinées, films, c’est ça qui m’a nourrit. J’aimais particulièrement le cinéma de Brian De Palma et particulièrement la façon dont il reprenait les films d’Hitchcock, les tordait pour en faire finalement d’autres films. C’est comme ça que j’en suis venu à refaire littéralement des œuvres d’Evans. Même dans l’exposition sur Glasgow il y a énormément de citations mais simplement je n’ai plus 25 ans et aujourd’hui je connais les modèles littéraires que sont Joyce, Flaubert ou Baudelaire, ceux-là même qui ont nourri la pensée d’Evans. Dans la pratique artistique c’est l’expérimentation des formes qui amène la pensée. Tu n’arrives jamais où tu avais prévu, ou si c’est le cas, c’est par des chemins que tu n’imaginais pas. Il faut penser avec la plasticité et la liberté. Les modèles sont des moyens de retrouver un cadre à l’intérieur duquel finalement les choses peuvent exister. Même si c’est difficile en photo d’avoir de la liberté. Quand tu regardes les livres photo édités durant une période, ce sont généralement quasiment les mêmes. Je me souviens que la première fois que je suis allé à Cherbourg pour travailler avec le Point du jour, je suis tombé sur tous leurs premiers livres. C’était criant de voir à quel point les ouvrages étaient reliés par une esthétique qui a depuis complètement disparu. Il est difficile de trouver la liberté de faire quelque chose qui soit différent de son époque, qui se détache des recettes du présent. En même temps, les institutions ont besoin de choses qui les rassurent et qu’elles reconnaissent. C’est vraiment troublant. Inconsciemment je suppose que chacun de nous, artistes, auteurs, essayons de jouer notre propre singularité de la manière la plus objective, c’est à dire en passant par les filtres conscients et inconscients de ce qui collectivement est acceptable comme forme esthétique. C’est pour ça que m’atteler au modèle du 19e siècle m’intéresse en ce moment dans mon parcours. Au 19e siècle se met en place la photographie et les questionnements qu’elle suscite. Pour moi les bons photographes du 20e sont ceux qui réinterprètent les formes du 19e. Il y a une sorte de prolongation. Choisir un modèle c’est aussi choisir un champ artistique dans lequel tu choisis de te situer.
Pourquoi avoir fait le choix de photographier Glasgow à la chambre et en noir et blanc ?
Pour Paris et Bordeaux ça me plaisait de photographier et de voir le monde avec l’outil d’aujourd’hui, la photographie numérique couleur. Puis il y a eu l’exposition Standards à Cherbourg au Point du jour où il y a deux salles, une petite et une très grande. Dans la petite salle je place le travail, je le borne. Il y a des photos de Londres, la photo de Félix Pyat à Marseille, une reconduction d’Evans, des photos de l’Aveyron où j’ai grandi, ce sont essentiellement des travaux réalisés à la chambre. Il y a aussi une table qui montre mes références : Dan Graham, Jeff Wall, Evans, Pratt, De Palma. Dans la grande salle à côté il y a le boulot contemporain et il n’y a quasiment que des photos numériques tirées de différents travaux : Bordeaux, un corpus d’images autour de la question du sol, une série de plantes que je photographie beaucoup, la Molène, et enfin il y a les vidéos de Glasgow que je venais de réaliser. À force de vouloir déconstruire la photo, de la tordre, de ne la considérer seulement que comme un instrument d’enregistrement, je crois que je n’avais plus d’attention pour elle, c’est-à-dire que je ne la soignais plus, je ne construisais plus par elle. Je me suis dit que puisque le travail artistique c’est poser un choix, posons le dès la prise de vue. Retourner à la chambre c’était un peu ça. La rupture évidente entre les deux salles de l’exposition m’a questionné. Je crois même que c’est ce qui a noué le dialogue avec l’équipe du Point du Jour. Il y aussi le fait d’avoir reconduit des points de vue d’Evans aux États-Unis pendant que je préparais l’exposition au Pavillon Populaire à Montpellier.
La chambre m’oblige à faire beaucoup moins d’images même si je continue à en produire beaucoup. Prendre soin à nouveau de la photographie, retrouver l’amour du truc, c’est aussi prendre soin du sujet. Après avoir fait ces diaporamas vidéos à Glasgow dans le cadre d’une résidence avec le Centre Photographique Marseille et la Street Level Photoworks, je suis rentré en me disant que c’était une ville assez incroyable car les strates historiques qui la composent, racontent la modernité. S’il y a une partie médiévale c’est avant tout l’histoire du libéralisme et du capitalisme mondialisé dont Glasgow est la trace, de sa construction, de sa splendeur, à son effondrement. Je voulais retrouver quelque chose de complètement hors du temps. J’entends par là une autre échelle de temps que le présent. Je cherchais aussi à trouver les moyens de photographier les objets comme ils auraient pu l’être au moment de leur construction. Un voyage dans le temps. Le choix esthétique de la chambre et du noir et blanc se sont décidés comme ça. Ce qui m’intéresse dans le noir et blanc c’est que tu accèdes au dessin. Tu montres la structure des choses. La couleur elle te donne beaucoup d’informations, beaucoup d’émotions. Le noir et blanc enlève cette couche là.
Pouvez-vous m’expliquer votre intention quant au triptyque « Three views of Jamaica Bridge looking south » ?
Je viens enfin de terminer le travail de prise de vue à Glasgow durant cet été. Quand on a monté l’exposition pour le festival il n’était pas terminé et pendant un an et demi avec le Covid je me suis retrouvé à devoir patienter pour pouvoir y retourner et terminer le travail. Il y a eu un temps très long d’incertitude qui a été un moyen de fantasmer la ville. D’abord il y a eu le récit qui a émergé de la première balade avec Mark Sadler, qui apparaît dans le Cahier n°9 édité par Zoème / Filigranes. Il y a eu le fait d’écrire des légendes pour chacune des photographies. À un moment je n’avais plus de quoi me nourrir, alors j’ai commencé à collectionner des cartes postales, d’abord en copiant les fichiers images sur Delcampe ou Ebay, puis petit à petit en les achetant. Pendant la prise de vue j’avais commencé à regarder de l’iconographie sur Glasgow pour humer le passé et la seule photo où j’ai construit consciemment la prise de vue en référence à cette iconographie était celle du pont. Le point de vue du pont n’existait plus mais je pouvais quand même le photographier du point de vue opposé. Je caricature mais ce pont, c’est un peu la Tour Eiffel de Glasgow. En 1905-1910, quand les cartes postales sont à leur apogée, c’est à mon avis l’image la plus distribuée de Glasgow. C’était symbolique de faire cette image.
Quand je suis rentré, j’ai commencé par ne collectionner que les images du pont. Puis ma compagne m’a fait remarquer que pour certaines cartes c’était la même photo qui était utilisée. Ce sont les 3 cartes qui sont montrées dans l’exposition qui ont inspirées le triptyque. La même photographie est une fois traitée comme si c’était une photo de nuit, une fois comme si c’était une photo sous la neige et une fois avec des couleurs un peu folles. L’exposition est montée largement en référence à American Photographs d’Evans au MoMA. Le choix des cartes postales est littéralement une citation de sa conférence sur le documentaire lyrique. D’après lui les cartes postales étaient colorisées en Allemagne par des lithographes qui n’avaient pas la connaissance des lieux photographiés. Je me suis interrogé sur la mémoire des couleurs que nous avons des choses qui nous ont entourées, quand on les regarde à travers une photographie en noir et blanc. J’ai donc colorisé de mémoire ma photographie du pont. Et comme pour les cartes postales, je voulais qu’on comprenne l’artefact de la colorisation à partir du moment où on s’approche suffisamment de l’image. C’était assez long de trouver une technique qui soit crédible. C’était aussi une manière de fantasmer la ville puisque j’étais bloqué ici. La collection de cartes postales fonctionne aussi de cette manière. Je ne sais pas à quel point elle existe dans l’expo mais c’est une collection très précise de lieux que j’ai photographié pour la plupart. Tout ça crée une sérendipité. J’avais bien choisi les lieux ! Le triptyque crée une forme de liberté dans l’exposition qui casse la rigidité du noir et blanc.
L’exposition est construite comme un long poème. Il y a vraiment une introduction à l’exposition avec ce grand format d’un personnage que l’on suit. Puis il y a une mise en contexte, avec une image de Thomas Annan qui est considéré comme un des pères de la photographie documentaire et qui a photographié la misère à Glasgow. C’est une image de la ville en ruine. Suit une image de Johnstown qui est une ville industrielle nord américaine en déclin et qui a un profil équivalent à Glasgow dans son effondrement. Ensuite après une citation très explicite à Evans se déroule trois photographies en très grands formats qui sont là pour essayer de montrer la matérialité des objets qu’elles représentent. Je déroule enfin une phrase sur la ville qui part de son centre vers l’extérieur et qui se construit autour d’une analyse historique. Celle-ci se finit par de grandes photographies d’auto-constructions ouvrières (des pigeonniers) et une image de chardons sur une friche industrielle qui termine l’exposition comme une vanité. Les images colorisées, tout comme les cartes postales ou le diaporama du texte de la balade avec Mark Sadler, offrent d’autres perspectives sur le récit de la ville comme sur la photographie. J’aime dans une exposition créer des dissonances.
Quel est la place des personnages dans votre travail ?
Dans le travail sur Londres j’avais photographié avec une focale longue beaucoup d’anonymes dans la rue. Ce travail pour moi ne correspondait pas à un travail de portrait mais à un travail sur le visage, en anglais « faces ». Le portrait pour moi relève d’une rencontre. Ce qui est assez étrange c’est que j’ai revu les images d’une exposition que j’avais faite en 2003 à Brousse le Château, mon village d’enfance. Dans cette exposition il y avait deux tirages grands formats et sur chacun des tirages il y avait deux personnages : deux jeunes à Londres et deux jeunes en Aveyron. Dans l’expo sur Glasgow il y a aussi deux photos avec deux personnages sur chacune des images. Et là, cet été, pour cette dernière session de prise de vue à Glasgow, j’ai photographié des duos à la chambre. C’est assez drôle, je pense que les gens acceptent plus facilement d’être pris en photo quand ils sont deux, je crois que cela leur permet de fixer leur amitié. Seul c’est plus compliqué de poser. En fait, je suis assez mal à l’aise moi-même avec la pose, donc je n’ai pas envie de l’imposer aux autres.
À quand un travail sur Marseille ? Avez-vous un rapport affectif avec les lieux photographiés ?
Je pourrai photographier Marseille quand je déménagerai ! (Rires) Je pense qu’habiter le lieu que je photographie, je n’y arrive pas. J’y suis toujours prisonnier de mon quotidien. Je peux faire quelques images par ci par là, mais je ne peux pas me concentrer entièrement sur ce que je cherche à représenter. Pour Bordeaux c’était une commande et je n’avais aucun attachement pour cette ville. On m’a demandé de photographier la métropole et plutôt son aspect périurbain. Ce n’est pas un paysage qui m’intéressait beaucoup car j’avais déjà énormément travaillé sur ce type d’espace. Je pense que ça se sent dans le livre, il n’y a pas d’affection. Dans le travail sur Glasgow il y a au contraire beaucoup de mélancolie. J’ai projeté ma propre mélancolie dans la ville du fait qu’elle soit une grande ruine. C’est vrai que ce n’est plus le Glasgow de Raymond Depardon des années 80, mais je viens de l’Aveyron où il y a plein de baraques qui ont disparu et qu’on aperçoit encore en ruines dans les forêts. Il y a plein de hameaux qui ont complètement périclité et ça me touche. Le support de la ruine me permet de m’abstraire du présent. Marseille c’est plus compliqué, c’est vraiment une très grande ville et c’est difficile de la détacher de sa situation métropolitaine. En ce moment avec Sylvain Maestraggi nous répondons à une commande sur l’étang de Berre. Il y a une lumière qui est compliquée ici. Elle est dure. À midi l’été elle est stupéfiante, c’est presque du noir et blanc! La lumière découpe la ville. Marseille est minérale, quand on est en haut à la Bonne Mère ou quand on arrive par la mer, c’est étonnant à quel point on a du mal à séparer le paysage du bâti ! Peut-être que la lumière de fin de journée peut plus me parler, avec une espèce de chaleur, de ton un peu rose. Je pense à Camille Corot qui savait peindre les lumières de sa Normandie comme nul autre et quand il est venu peindre dans le sud, sa peinture était tout à coup très plâtreuse. Est-ce que Marseille a la bonne lumière pour moi ? C’est rigolo cette question sur Marseille mais quand on a monté l’Inventaire je n’avais rien à mettre dedans (Rires).
« For Whom The Bell Tolls (Go) », « The Breaking Point », Camille Fallet, jusqu’au 25 septembre 2021, Centre Photographique Marseille, Zoème, dans le cadre du festival Photo Marseille 2020.