Geoffroy Mathieu La poésie de l'inattendu
Par des « enquêtes poétiques » Geoffroy Mathieu travaille sur les paysages des franges urbaines et la relation que l’image entretient avec ce qu’elle représente. Entretien avec un photographe fasciné par le sauvage.
Propos recueillis par Christophe Asso
Quel est votre parcours ? Comment êtes-vous devenu photographe ?
C’est une histoire d’amitié. Au lycée, mon ami Ambroise Tézenas et moi nous étions inscrits au labo photo. Le week-end, on faisait des virées photo dans Paris, puis on expérimentait au labo. Après le bac, contrairement à lui qui est parti à Vevey faire l’école CEPV, je n’ai pas osé me lancer dans des études de photographie, je me suis orienté vers la comptabilité…Puis, peu à peu la photographie a pris de plus en plus de place et l’exemple d’Ambroise, que j’allais voir à Vevey, m’a décidé à présenter le concours de l’école d’Arles. N’ayant pas été pris la première fois et ayant terminé mes études de comptabilité, j’ai fait un stage à l’agence Magnum. François Hébel m’avait recruté pour lui établir des feuilles Excel pour faire des devis ! J’y ai passé huit mois, notamment à assister Agnès Sire au service culture. Après cette expérience, j’ai tenté à nouveau le concours de l’ENSP, avec succès ! J’y ai été très heureux, mais je ne me projetais pas photographe. Je ne me l’autorisais pas, je pensais travailler avec la photographie, mais pas comme photographe. En fin de 3e année, j’étais toujours incertain quant à mon avenir et lors d’un séminaire avec Arnaud Claass, à qui j’avais confié mes incertitudes, ce dernier m’a dit : « Tu vas devenir photographe ! » Pour lui c’était une évidence. Cela a été un déclic.
Quel a été votre premier projet personnel ?
Pour mon projet de diplôme, j’avais choisi de travailler dans des grandes villes qui avaient un rapport fort avec une plage. Je me suis rendu à New York et au Caire/Alexandrie pour commencer la série, que j’ai appelée En ville, à la plage. En sortant de l’école en 2000, j’ai rencontré Soraya Amrane qui dirigeait à l’époque l’Atelier de Visu à Marseille. Elle m’a proposé une résidence pour finir ce travail. Entre temps, j’avais été photographier Bombay au départ d’un voyage de 4 mois qui m’a mené d’Inde en Syrie. J’ai exposé la série en 2001 à l’Atelier de Visu, alors que je m’installais à Marseille. Puis, avec François Deladerrière, Géraldine Lay et Céline Clanet, nous avons fait l’expérience de rapprocher nos travaux dans l’exposition Un mince vernis de réalité, éditée par la suite par Filigranes. C’est vraiment cette expérience d’édition qui nous a tous les quatre mis sur les rails.
Pour construire certaines de vos séries comme justement Un mince vernis de réalité, Canopée ou encore Matière Noire vous dites avoir comme point de départ une hypothèse. Pouvez-vous nous expliquer ce principe ?
Pour moi une hypothèse, c’est rassembler un ensemble d’images sous un vocable définissant un prisme de regard sur le monde. C’est, je crois, une bonne manière d’expliquer comment sont construites ces séries qui sont des assemblages d’images hétéroclites. Une fois définie, mon hypothèse me sert de cadre qui décide des images que j’inclus et celles que j’évince. Les hypothèses de travail se construisent en photographiant, elles ne sont pas prédéfinies comme dans la photographie conceptuelle par exemple. En général, le cadre de mon hypothèse arrive assez vite alors que les séries se montent très lentement. Elle me sert alors aussi de moteur et de stimuli pour photographier, pour sortir « dans le dehors ».
Comment faites vous entrer le poétique dans vos images ?
Il s’agit alors au travers de mon hypothèse d’imaginer un autre monde quand je regarde le réel. Et c’est pour moi cette opération de l’esprit qui fait advenir le poétique. La poésie réside plus dans l’attitude de disponibilité qu’on a envers les choses que dans la forme que peuvent prendre les images. Mes images naissent de l’émerveillement que je peux ressentir face au monde. Dans ces séries, j’essaie toujours que les images aient un double fond, c’est-à-dire qu’elles aient une profondeur qui aille au-delà de la séduction d’une forme graphique par exemple. C’est très difficile de mettre des mots derrière cette question du choix des images. Pourquoi certaines sont choisies et d’autres écartées pour constituer la série ? Il ne faut peut-être pas trop y réfléchir, ce serait rationaliser une démarche que je souhaite aussi laisser du côté de l’intuition. Le principe de l’hypothèse me permet donc de rassembler les images sans narration, sans thématique géographique ou politique énoncée de manière frontale.
Cette démarche est pourtant en opposition à vos autres travaux qui portent sur des territoires bien définis ?
D’une manière plus large, ce qui m’intéresse est de travailler sur la relation que l’image entretient avec ce qu’elle représente. Ainsi, on pourrait dire que j’essaie de proposer d’un côté de images en les « décrochant » le plus possible de ce qu’elles représentent, pourtant fidèlement. Pour cela je ne légende pas les images, et je ne leur donne pas non plus de titre. Il n’y pas non plus d’ordre fixe, les images se glissent dans le lieu qui les accueillent, livre, article ou exposition. De l’autre côté, dans les observatoires photographiques du paysage par exemple, l’image est totalement reliée à l’espace géographique qu’elle représente. Je (nous, avec Bertrand Stofleth) vais jusqu’à en donner même le mode d’emploi au dos de l’image pour que celui qui la regarde puisse éventuellement la refaire. Je place donc mes travaux entre ces deux pôles, chacune des séries possède un niveau de lien au réel différencié et adapté en fonction de l’appareillage documentaire (type de légende, texte, cartes, etc.) qui accompagne les séries. C’est lui qui règle le curseur, le degré de « documentaire », en fait plutôt de documentation, que je veux leur assigner.
Plusieurs de vos travaux ont une forte une dimension autobiographique. En quoi ces travaux reflètent-ils votre rapport au monde ?
Pour moi cette question-là elle est en deuxième rideau, mais il est évident qu’il y a forcément une charge autobiographique car ce sont des moments que j’ai traversés. On peut y lire une légèreté ou une densité qui reflètent effectivement des périodes de ma vie. Une fois quelqu’un m’a dit : « Toi tu as un problème avec les poils ! » Effectivement quand je regarde mes séries, oui il y a beaucoup de poils d’animaux, de cheveux. Mais que faire de cela ? C’est comme un buvard, il y a des choses qui remontent, mais je ne construis pas mon travail autour de cela.
Votre intérêt pour le paysage et ses transformations a-t-il été déclenché par votre travail sur le Viaduc de Millau en 2002 ?
À l’ENSP j’ai fait la découverte des paysagistes américains, allemands et du projet photographique de la DATAR (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale). C’était une époque où dans le milieu de la photographie, la photographie dite « de paysage » commençait à se voir attribuer le statut d’œuvre d’art. J’ai alors senti qu’il y avait une porte qui s’ouvrait, et qu’à travers la représentation du paysage, j’allais peut-être pouvoir développer un projet artistique. J’ai senti aussi qu’avec cette pratique, je pouvais assouvir mon besoin du dehors, du contact avec la nature, tout en construisant une œuvre. Rapidement, j’ai cherché un sujet. Comme j’allais régulièrement en vacances à Millau chez des amis, j’ai commencé à photographier le démarrage du chantier du Viaduc. Les conditions étaient idéales, avec à la fois un espace assez circonscrit et un projet à la dimension monumentale et nationale. Cela a été un premier travail conséquent sur le paysage, que j’ai pu diffuser et éditer, et qui m’a permis d’acquérir une légitimité et une expérience pour pouvoir postuler à des commandes, notamment d’observatoires du paysage.
Vous avez réalisé plusieurs Observatoires Photographiques du Paysage (OPP) et notamment celui du GR2013 que vous avez initié. Comment affirmez-vous votre démarche d’auteur dans de tels projets ?
J’ai découvert les OPP à l’ENSP, il y avait de la littérature dessus, notamment les deux numéros de la revue Séquences Paysages. J’y voyais quelque chose de très pragmatique, et c’étaient des commandes rémunérées. Puis j’ai rencontré Bertrand Stofleth, par l’intermédiaire d’une amie, à l’occasion de l’appel d’offres de l’OPP du Parc naturel régional des Monts d’Ardèche, auquel nous avons postulé ensemble et que nous avons remporté. Une dynamique s’est alors mise en place et nous avons fait plusieurs OPP tous les deux. En tant que photographe, dans les OPP, on fait valoir notre capacité de lecture du paysage, une expertise différente, mais tout aussi légitime que celle d’un urbaniste ou d’un paysagiste. On nous demande de mettre notre savoir-faire au service d’une collectivité pour proposer des points de vue sur le paysage. Ces propositions de paysages doivent condenser les problématiques que le commanditaire veut voir illustrées et répondre à un cahier des charges. Chaque paysage est une rencontre dans laquelle l’émotion et la sensibilité du photographe croisent les besoins de représentation et d’illustration des aménageurs. La lumière, la structure du paysage font que tout à coup au bon point de vue tout est réuni, condensé, comme une évidence. C’est à l’instant précis de cette rencontre que mon travail d’auteur intervient.
La naissance de l’OPP du GR2013, s’est faite dans la dynamique de la création du GR2013 par Baptiste Lanaspeze et Nicolas Mémain entourés des artistes marcheurs de la scène marseillaise (Hendrick Sturm, SAFI, Mathias Poisson, Christophe Galatry…). Ils ont alors proposé de détourner le concept du GR qui habituellement propose de traverser les grands espaces naturels remarquables, en emmenant les randonneurs découvrir les richesses des franges, des paysages du périurbain. J’avais déjà travaillé auparavant avec Baptiste sur le livre Marseille, ville sauvage, essai d’écologie urbaine publié aux éditions Actes Sud. J’ai pu suivre de près la demande qui avait été faite par MP2013 à Baptiste de réfléchir à une proposition qui puisse traiter d’écologie urbaine et se déployer sur tout le territoire de Marseille Provence 2013, à peu près la métropole d’aujourd’hui. Avec Bertrand nous avons alors proposé à MP2013 de poser un OPP sur le GR2013, qui serait à la fois un moyen de faire un portrait de la métropole, de réfléchir à ces paysages usagés (NDLR c’est le titre de la série), mais également de faire l’histoire ce GR d’un nouveau genre. Nous avons aussi eu la volonté d’en faire un projet collaboratif puisque sur les 100 points de vue de l’OPP, 70 ont été proposés à l’adoption par des photographes volontaires qui les reconduisent chaque année. Ceci a généré une communauté d’adoptants, dans laquelle chacun est devenu expert de son paysage. Nous récoltons à côté de leurs reconductions leurs paroles en vidéo, Paroles d’adoptants.
Plusieurs de vos travaux s’intéressent aux frictions et aux richesses de cette interface ville/nature. Est-ce à cet endroit que l’on pourrait dire que votre travail possède une dimension politique ?
Mon travail traite de la manière dont certaines questions politiques ou écologiques se concrétisent dans le paysage. J’essaie de trouver des lieux où des problématiques locales qui peuvent avoir une résonnance universelle. Quand je m’intéresse à l’étang de Berre ou au ruisseau des Aygalades, c’est parce que dans ces lieux les enjeux de confrontation entre l’écologique, l’économique et le social sont les mêmes que partout sur la planète. C’est une manière de parler du monde en général, les enjeux sont les mêmes partout. J’ai regardé il y a peu un documentaire sur la Tasmanie, où la déforestation dévaste une forêt primaire (Takayna. What If Running Could Save a Rainforest ?) L’équation est simple et c’est la même que celle des boues rouges de Gardanne par exemple : les questions écologiques se confrontent aux enjeux économiques et à l’impératif de l’emploi. Concernant le choix de l’interface ville/nature comme terrain d’investigation principal, je pense que ce sont dans les interstices que se concrétisent les grandes confrontations de notre monde, et dans les franges et les marges qu’il y a les potentialités les plus importantes. Au début de mes travaux, je traitais le monde du rural et l’urbain dans des séries séparées (Mue, paysages autour du Viaduc de Millau et Dos à la mer par exemple). C’est Baptiste, à l’occasion de nos marches dans les marges de Marseille pour le livre Marseille, ville sauvage qui m’a incité à regarder plus attentivement ces espaces de frictions, à reconsidérer ce que l’on appelle une ville et à comprendre ce qu’est, ce que l’on appelle « la nature ».Je pense aussi que c’est dans la place que nous accorderons à l’expérience du sauvage en ville que se situe une part importante des potentiels de la ville de demain. Je parle d’expérience du sauvage, parce que c’est ce qui est pour moi vraiment important. Dans les parcs urbains tels qu’ils sont proposés aujourd’hui, et a fortiori à Marseille, il n’est pas possible de vivre cette expérience qui est celle qui nous permet une connexion réparatrice. J’aime pouvoir frôler une herbe haute de la main quand je marche dans un espace dit naturel ! Dans ces espaces, les choses ne sont pas figées et c’est là que se joue une part de ce que pourrait être la ville de demain. Je crois que la place que nous accorderons à l’expérience du sauvage en ville est essentielle. Pour moi l’émotion vient quand on croise le sauvage ou l’inattendu. Et à Marseille le sauvage n’est pas loin et on le trouve vite. Le ruisseau des Aygalades que j’explore en ce moment est à ce titre un espace fabuleux !
Dans les légendes de vos photographies – comme dans le titre du livre Geum Urbanum – sont souvent indiqués les noms de plantes présentes dans les images. Est-ce une forme d’hommage à la nature et à sa résistance face à l’urbanisation ?
Cela me fait penser à une conférence du philosophe Baptiste Morizot qui au travers de sa pratique du pistage renouvelle sa manière de penser nos relations au vivant. Il y montre un document dans lequel il y a d’un côté des logos et de l’autre des feuilles d’arbres. Ce document a servi à une étude sur des adolescents à qui l’on a demandé de nommer ce qu’ils y voyaient. Ils savaient nommer tous les logos et quasiment aucune feuille d’arbre. Nous ne connaissons généralement pas grand-chose du fonctionnement du vivant. Quand je cite le nom d’une plante, c’est ma maigre contribution à l’apprentissage de la nature. J’ai moi-même du mal avec la botanique, c’est donc aussi une manière pour moi de me rappeler du nom des plantes ! (Rires) Je pars du principe que plus on connaît quelque chose, plus on s’y intéresse, mieux on en prendra soin. Je mesure maintenant l’ampleur de notre acculturation sur ces sujets. Je pense qu’il faut réparer et j’essaie d’y contribuer. Par ailleurs, je me pose la même question que Baptiste Morizot : comment est-ce que je peux sortir de la pensée moderne qui sépare nature et culture, qui nous a placés en dehors de la nature et qui nous a menés à son exploitation ? Comment faire dans mon métier pour sortir de ce paradigme et le dépasser ? La photographie peut ouvrir les yeux, pousser vers l’extérieur par la relation aux autres, au vivant. J’essaie maintenant de choisir des sujets, des lieux et des gestes qui vont dans ce sens-là. Je m’intéresse à ceux qui sont dans cet état d’esprit et qui peuvent me montrer comment on peut vivre autrement notre rapport à la nature. Ils sont pour moi des décapsuleurs, ils sont cueilleurs, glaneurs ou simplement attentifs à leur milieu, ils m’ouvrent le monde, c’est fascinant. Puis, j’essaie aussi dans ma manière de photographier d’être beaucoup moins distancié, d’aller au contact du paysage, des plantes, d’être dedans, avec.
Vous participez avec Alexandre Field, architecte, et Camille Fallet, photographe, à la valorisation de photographies réalisées sur le territoire de la Métropole Aix-Marseille Provence. Pouvez-vous nous expliquer ce projet et les formes qu’il va prendre ?
Ce projet, baptisé L’inventaire, photographies d’une métropole, est un inventaire de tous les travaux photographiques d’enquête de territoire que l’on a pu recenser depuis le travail de Lewis Baltz à Fos-sur-Mer en 1986. Il s’agit de travaux de commandes (collectivités, CAUE, EuroMed…) et des travaux d’initiative personnelle au long cours qui racontent le territoire dans le temps et les rapports du politique à l’image. Une plateforme internet devrait ouvrir en septembre 2020, le principe étant de montrer les séries des photographes les unes à côté des autres, de pouvoir les traverser et les confronter. Nous inviterons des personnalités à effectuer une sélection dans le corpus, pour nous proposer leurs visions du territoire. Pour ce qui est de la diffusion du projet, il y aura toute une programmation d’expositions, de projections et de rencontres prévues pour 2021. Actuellement nous sommes toujours en phase de collecte d’images auprès des photographes.
Quels sont vos projets à venir ?
Une exposition et une édition de la série sur le ruisseau des Aygalades La mauvaise réputation est prévue à l’automne à Zoème dans le cadre des Parallèles du Sud de Manifesta 13. La réalisation de la bourse de travail Les regards du Grand Paris (CNAP et Ateliers Médicis) qui va m’amener à poursuivre un travail sur les glaneurs urbains. Et enfin un projet un peu particulier que je réalise au sein de l’expédition Pamparigouste sur l’Étang de Berre que nous menons avec le Bureau des Guides du GR2013, qui se concrétisera sous la forme d’une manifestation d’images…