Franck Pourcel La mer nourricière
Franck Pourcel fait partie des artistes présentés au 21bis Mirabeau à Aix-en-Provence dans le cadre de la commande Patrimoine Commun initié en 2020 par le Conseil Départemental des Bouches-du-Rhône et le Centre Photographique Marseille. L’occasion de revenir sur le parcours d’un photographe profondément attaché au territoire qui l’a construit.
Quel est votre parcours, comment êtes-vous devenu photographe ?
Je n’étais pas prédestiné à faire de la photographie. Ce n’était pas du tout dans le giron familial. Je viens d’une famille issue du monde agricole, à Sénas dans le nord des Bouches-du-Rhône. C’est le village de mon père. Ma mère, ancienne protestante des Cévennes, est de Caveirac, près de Nîmes, et elle est venue à Sénas pour vivre avec mon père. C’est là que j’ai grandi. J’ai fait des études techniques et j’ai un CAP de dessinateur industriel, un baccalauréat de construction mécanique et un BTS de maintenance industrielle obtenu à Arles. Je voulais faire une école d’ingénieurs donc je suis venu à Marseille passer un DEUG de maths-physique à la faculté Saint-Jérôme mais ça a été un peu compliqué car je n’étais pas du tout au niveau. Il a fallu que je me mette à niveau et j’ai fini mon diplôme aux sessions de février. Je commençais à préparer des concours d’entrée pour les écoles d’ingénieurs quand des copains m’ont parlé d’un concours pour une école qui préparait aux métiers de l’image et du son. J’y suis allé, l’amphi était plein. Il fallait apporter un catalogue de type La Redoute, faire du découpage, écrire un synopsis. Tout un tas de choses que je découvrais. J’ai fait ce que je pouvais. C’était plus un jeu pour moi car je n’avais pas du tout l’intention de rentrer dans cette école. À ma grande surprise j’ai été accepté à l’oral et donc avant d’y aller j’ai un peu regardé des livres de photographie et de cinéma. Puis je suis arrivé à l’oral, devant deux professeurs et le directeur, et je leur ai dit que je n’avais aucune connaissance là-dedans mais que ça me plaisait, que ça me sortait de tout ce que j’avais pu faire et que j’attendais de l’école qu’elle m’apprenne tout ça. Ils ont bien aimé ce discours-là et m’ont dit : « On aime ton honnêteté et on te prend ! » Ça changeait complètement mes projets de vie mais j’ai accepté. J’étais plutôt parti pour faire de la vidéo en me disant que la photographie c’était le monde d’avant. À l’école il y avait ceux qui savaient et ceux qui ne savaient rien. Moi je faisais partie du deuxième groupe (Rires) Forcément quand tu ne sais rien tu laisses faire ceux qui savent. Et comme en vidéo tu travailles en équipe j’en étais réduit à porter le matériel plus qu’à donner mon avis. Alors qu’en photographie, quand on devait traiter des sujets je me retrouvais seul. Mon oncle m’avait prêté son appareil. Là je me retrouvais. Je me disais : « Ce que j’ai à raconter c’est moi qui le raconte et si je me plante, je me plante ! » Et en fait j’avais de très bons résultats, les profs et les copains me disaient : « Waouh ! c’est la première fois que tu fais des photos, c’est incroyable ! » Alors bon j’avais quand même un CAP de dessinateur industriel. Je ne veux pas dire que c’est pareil que la photographie mais c’est une forme de représentation avec une certaine manière de voir les choses. Aujourd’hui quand je regarde mon travail je trouve que ça a beaucoup de ressemblance avec ce que je faisais en dessin industriel. En dessin industriel tu dois définir un objet à travers différentes vues. C’est le dessin qui permet de comprendre l’objet. Quand je regarde un objet ou un sujet comme la Méditerranée par exemple, ou d’autres comme l’étang de Berre, je le définis, je le découpe de la même manière. Je le regarde par plusieurs prismes. Pour l’étang de Berre il y a le prisme des pêcheurs, le prisme des industriels et celui des pratiques environnementales. Ça s’est fait par des commandes différentes. Pour la Méditerranée c’est moi qui ai construit le propos et donc je l’ai regardé par 13 points de vue différents. Et je continue à le regarder par d’autres points de vue qui alimentent aussi la connaissance de ce territoire. Pour moi ça a été fondateur de ma manière de fonctionner, d’être, de regarder. J’ai donc fait deux ans d’études à l’école d’Aubagne, puis mon service militaire à Carpiagne et après j’ai cherché du travail. J’ai commencé en tant qu’assistant de photographe auprès du trio de photographes BKL, Jean Bernard, Bernard Lesaing et Karl Kugel, basé à Aix-en-Provence. C’était en 1992. J’avais pris une piaule au Panier et je faisais les allers-retours. C’était la parti technique, le développement de films. Ils avaient un gros projet sur l’Île de la Réunion et j’étais l’assistant de Karl Kugel. Il y avait Pascal Grimaud qui était l’assistant de Jean Bernard et Valérie Jouve celle de Bernard Lesaing. On avait chacun notre labo et on se retrouvait tous les trois pour les lavages. On a passé de bons moments. Ça a été pour moi un apprentissage très important, au niveau de la technique mais surtout au niveau de la partie anthropologique. Karl Kugel était un photographe renommé dans le domaine du documentaire social et anthropologique. J’ai travaillé à mi-temps pour lui. Le deal c’était qu’il m’aide à construire mon « regard » et mon sujet. Entretemps j’étais parti faire de l’aide humanitaire sur les quelques jours que j’avais où il n’était pas là et où il travaillait sur le projet Trwa kartié : Les Changements sociaux et urbains à l’île de la Réunion. C’était le début de la guerre en Bosnie. Pour moi la photographie, le documentaire c’étaient les conflits. J’avais ce modèle là. Pour moi c’étaient des passages obligés. Je suis donc parti trois fois en Bosnie et je faisais des images en même temps que de l’aide humanitaire. Je me suis vite rendu compte que ce n’était pas le monde dans lequel je voulais écrire quelque chose. J’avais envie de m’inscrire dans quelque chose de plus long, de plus lent, d’être vraiment au contact des gens, d’avoir une familiarité avec eux. Là je passais en surface des événements. Puis je me suis rendu compte que je n’étais pas fait pour la guerre.
Je viens de Camargue, c’est le milieu dans lequel j’ai grandi. Je me suis dit qu’il y avait des choses à faire sur la Camargue, qu’on la connaît mal. Il y a des métiers qui sont en train de disparaître. J’ai commencé à écrire mon projet Stèles de Camargue et à y aller régulièrement, avec les travailleurs saisonniers, les gens qui ramassent la sagne, les pêcheurs et toutes les activités sociales autour des chevaux et des taureaux. Je me suis aussi rapproché des communautés Roms, ces communautés qu’on regardait dans mon village comme étant des gens qu’il ne fallait surtout pas fréquenter. Il y avait souvent des conflits, des bagarres avec les paysans du coin. Je me suis rapproché de la famille Gorgan et quelques années après Mathieu Pernot a travaillé avec cette famille-là ! (Rires) Je continue à aller les voir quand je passe aux Saintes Maries de la Mer. J’ai donc créé ce projet sur la Camargue et Karl Kugel m’a aidé.
J’ai eu une première expo à Arles pendant les Rencontres. J’ai vu ce qu’était Arles et le milieu de la photographie que je ne connaissais pas. C’était en 1995. J’exposais dans la galerie de Maïté à côté de l’école de la photographie. Elle était très connue et il y avait des personnalités qui y passaient. J’étais très timide et il y avait ce vieux monsieur qui faisait le tour de l’expo à l’envers. En fait il faisait le tour à l’endroit mais moi j’avais monté l’expo à l’envers ! (Rires) Je me suis rapproché de lui pour le lui dire et en sortant il m’a tendu sa carte, c’était Jean-Claude Lemagny de la Bibliothèque nationale de France. Il m’a dit : « Si vous passez par Paris, passez me voir, il y a vraiment des œuvres qui m’intéressent et qui intéresseraient la BnF. Je pense qu’on pourrait acquérir quelques photographies » Quelque temps après je suis monté à Paris avec mon baluchon. J’avais un cousin qui tenait un restaurant routier à Sénas et il a trouvé quelqu’un pour me monter jusqu’à Tournon puis quelqu’un d’autre jusqu’à Rungis. Là j’ai pris un train jusqu’à Paris et j’ai fait le tour des popotes. Je suis donc allé voir Jean-Claude Lemagny qui m’a pris quelques photos. Je pensais que j’allais être rémunéré. Que dalle ! Il me dit : « En fait on ne rémunère pas les auteurs français, on ne rémunère que les auteurs étrangers » Je lui ai dit que ce n’était pas juste et que j’avais besoin d’argent. En fait les auteurs français font une donation à la BnF. Ça m’a permis de rajouter une ligne sur mon CV. J’avais des photos à la BnF, ce n’est pas rien quand même. C’était important pour moi d’avoir des photos conservées dans une institution et qui allaient être montrées dans le temps. C’est aussi pour ça qu’on fait de la photo. Comme j’étais sur Paris, je suis allé voir Le Monde Diplomatique qui a publié mes photos sur la Bosnie, puis Libération, qui avait déjà un correspondant sur Marseille, Eric Franceschi. Je suis aussi allé voir Télérama, pas mal de journaux en fait. Les gens étaient très enthousiastes en découvrant mon travail. Je suis rentré à Marseille un peu gonflé, j’étais content et puis en même temps il ne se passait pas grand chose. En 1994 j’ai fait un voyage à Moscou puis j’ai continué mon travail sur la Camargue jusqu’en 1995. Parallèlement à ça Karl m’avait conseillé de me rapprocher de l’ethnologie. J’étais allé à l’Université de Lettres d’Aix-en-Provence mais c’était loin et je savais qu’il y avait l’école des Hautes Études en Sciences Sociales à la Vieille Charité. J’ai alors rencontré le photographe brésilien Milton Guran qui venait y faire sa thèse. Il travaillait sur le rapport entre photographie et sciences sociales. C’était un voisin et on a beaucoup discuté. C’était vraiment quelqu’un de très chouette. Il m’a dit : « Tu devrais te rapprocher de l’EHESS, ton travail sur la Camargue, il y a une dimension anthropologique et ethnographique très forte »
Au préalable il y avait une étude qui se faisait sur les pratiques environnementales sur deux sites à haut risque, Martigues et Cherbourg. C’était Milton qui devait faire les photographies mais il n’a pas pu. Il m’a recommandé à la sociologue avec qui il devait travailler. J’ai donc rencontré Anne Attané et on est partis sur l’étang de Berre et Cherbourg faire des images. Pour la petite histoire mes photographies étaient le support de l’enquête. Ça a été mes premières images de l’étang de Berre avec les usines de Martigues. C’était pour le compte du ministère de l’environnement avec le laboratoire de recherche SHADYC (sociologie et histoire anthropologique des dynamiques culturelles) que dirigeait Jean-Louis Fabiani qui venait d’être nommé directeur de l’EHESS et qui remplaçait Jean-Claude Passeron. Je rencontre Fabiani suite à ce projet et je lui dis que j’aimerais rentrer à l’EHESS et que je cherche un directeur d’études. Il me dit : « Moi ça m’intéresse ! » Ça a été une belle aventure avec lui.
Il y a également eu un fait assez important qui a aussi marqué ma vie quelque part. C’était un concours de jeunes artistes européens auquel j’ai postulé. Le thème était « Les Européens ». C’était lors l’ouverture de l’Europe en 1994. J’arrivais de Bosnie avec des portraits de gens que j’avais photographié pendant la guerre. Je me suis dit : « Eux aussi ils sont Européens. L’Europe ce n’est pas limité à la France, l’Allemagne, l’Italie. C’est aussi l’Europe de l’Est, la Croatie, la Bosnie. Tous ces pays qui sont en guerre aujourd’hui » Donc j’ai proposé ces portraits et j’ai été sélectionné parmi les finalistes pour la partie France. Puis on m’a appelé en me disant qu’à l’unanimité j’avais eu le prix mais qu’on ne pouvait pas me le décerner parce que j’étais un peu hors sujet par rapport à mes européens qui n’étaient pas européens. C’étaient des Bosniaques. Je n’ai pas été lauréat mais officieusement je l’ai été ! (Rires) Je n’ai jamais eu de chance avec les prix. Le deuxième prix pour lequel j’ai concouru c’est le prix Eugène Smith à New York. J’avais rencontré Marc Riboud à une présentation sur la photographie documentaire à l’Université de Lyon. Il y avait plein de photographes invités sur deux jours. À la fin de la première journée j’ai présenté tout mon travail sur la Camargue et là descendent de l’amphithéâtre Marc Riboud et la galeriste Agathe Gaillard qui me félicitent. Marc Riboud me dit : « C’est ça la photographie ! C’est ce que vous avez présenté, j’ai adoré. J’en parlerai demain quand je ferai mon intervention » Je ne pouvais pas y assister car ma femme était enceinte et il fallait que je rentre sur Marseille mais je lui avais laissé un dossier sur ce travail. Trois mois après il m’appelle en me disant : « Je vais être Président d’Honneur du Prix Eugène Smith à New York. La dernière fois que je l’ai présenté j’ai soutenu la candidature d’une certaine Jane Evelyne Atwood qui a eu le prix. J’aimerais que vous présentiez le prix et je soutiendrai votre travail » J’étais super content. Je prépare mon dossier et je l’envoie à New York. J’attends, j’attends, j’appelle New York et on me dit que mon dossier n’est pas arrivé… J’ai appelé Marc Riboud pour le prévenir et finalement mon dossier est arrivé deux mois trop tard. Ce n’était peut-être pas le bon moment !
Après cela j’ai eu à l’EHESS un financement pour aller sur les terrains des anthropologues africanistes. Je suis parti avec Anne Attané et Katrin Langewiesche pour travailler sur les transformations religieuses au Burkina Faso. Ça a été mes premiers pas en Afrique. On allait dans des villages avec des populations musulmanes qui continuaient à avoir des pratiques animistes ou des catholiques convertis au protestantisme. On a fait une exposition dans les coursives de la Vieille Charité devant la bibliothèque de l’EHESS à laquelle sont venus Benoît Coutancier du service ethnologie de la Ville de Marseille et Vincent Giovannoni de la Drac Paca. Tous les deux adorent cette mise en regard entre les discours scientifiques et un regard plus subjectif. On est convoqué avec Anne et Katrin par Vincent qui nous dit qu’il ne peut pas financer la suite de notre étude en Afrique mais que par contre, il y a un sujet sur lequel il aimerait que l’on travaille entre ethnologues et photographe, celui des néo ruraux dans le pays de Forcalquier. Ça a duré un an où on est allé de manière irrégulière auprès des personnes qui ont fait ce choix de retour à la campagne dans les années 68-70 et qui à l’époque ont mis en place des choses comme l’agriculture bio, la santé par les plantes, par exemple. C’était en 1998-99.
Parallèlement je continuais mon travail sur l’étang de Berre. Le concours des jeunes artistes européens était soutenu par la compagnie anglaise BP Petroleum qui avait la raffinerie de Lavera. Je me suis rapproché de la raffinerie grâce à l’anthropologue Najoua Dhib-Proréol qui menait une recherche là-bas, en contactant le comité d’entreprise puis le service communication de BP. Mon contact s’est révélé être le même que celui du concours. J’ai eu carte blanche pour photographier l’usine avec toutes les conditions de sécurité nécessaires. Il fallait un appareil antidéflagrant, des vêtements antistatiques et un masque à gaz parce que la moindre étincelle pouvait déclencher une explosion et que les gaz étaient inodores. J’avais un Leica entièrement mécanique et j’ai fait mon travail. Après j’ai eu une bourse de la mission du patrimoine ethnologique pour continuer mon travail de recherche sur mon dispositif photo-ethno. J’avais rencontré Martine Sciallano du musée d’archéologie sous-marine d’Istres et je lui avais montré mes photos de la raffinerie. J’étais intéressé pour travailler sur les pêcheurs parce que c’était un monde en train de disparaître. Benoît Coutancier a eu la mise en place d’un travail pour le Muséon Arlaten sur les bergers de la Crau et m’a demandé si ça m’intéressait de travailler sur eux. Avec l’idée de travailler sur la Camargue, sur l’étang de Berre, puis sur la Crau se dessinait l’inscription sur un territoire et ça me plaisait bien en fait. J’appartiens à un territoire et cette idée d’identité territoriale est très forte. Même si ça ne veut rien dire l’identité territoriale parce qu’il y a des gens qui arrivent de tous les côtés. Il n’y a pas une identité mais des identités. Mais il n’empêche qu’il y a un territoire qui est circonscrit, qui malgré tout définit quelque chose, une culture et auquel je me sens appartenir. Cette culture provençale, méditerranéenne, elle m’a nourrie. Mon grand-père ne parlait que patois. J’ai même essayé d’apprendre le Provençal en sixième !
Vous dîtes que la Méditerranée est la source de votre imaginaire et qu’elle a fondé votre mythologie personnelle.
Je me suis rendu compte que j’appartenais à une famille de taiseux. C’étaient des ouvriers paysans qui avaient quelques terres mais pas assez pour employer des gens. Ils travaillaient pour et au service de. Moi, très tôt, à partir de 15 ans je travaillais avec mon père sur les marchés de Cavaillon. Il travaillait à la calibreuse de pommes et de melons et je partais avec lui à 4 heures du matin. Je dormais dans l’usine en attendant de pointer à 6h30 et après on passait la journée à décharger les caisses de melons des camions qui partaient à la calibreuse. Les hommes prenaient les caisses et les vidaient sur la calibreuse et les femmes les triaient et les emballaient. C’était une affaire familiale quelque part ! (Rires) C’étaient des gens qui ont travaillé toute leur vie. Pendant 3 ans ils ont pris en gérance le bar des arènes à Plan d’Orgon, à côté de Sénas. Ils l’ont partagé avec mon oncle et ma tante, et moi j’étais avec ma sœur et ma cousine, et c’était un terrain de jeux fabuleux. Ils tenaient le bar qui faisait snack et dancing aussi. Ils travaillaient comme des fous et avaient réussi à remonter ce bar. Ils ont eu peur de l’acheter quand le propriétaire l’a vendu. Puis après quand le propriétaire a vu que ça marchait tellement bien, il n’a pas renouvelé le contrat. On est reparti dans le monde des fruits et légumes.
Il y avait cette image dont je parle dans mon texte pour Ulysse ou les Constellations. Cette image qui montre notre bar, où avait été tourné le film « Heureux qui comme Ulysse » avec Fernandel, son dernier film, et chanté par Brassens. Une chanson que j’ai chanté quand ma fille est née et que je lui chantais pour l’endormir. Elle faisait vraiment partie de mon histoire. Et quand j’ai préparé la conférence de presse pour l’exposition au Frac je me demandais ce que j’allais pouvoir raconter. Puis je me suis rappelé de cette photo qui était dans le tiroir de la table de famille. J’y suis allé, j’ai ouvert le tiroir et elle était toujours là ! Toute ma vie elle avait toujours été là.
Pour Ulysse ou les Constellations vous abordez le projet au travers de plusieurs prismes.
Je l’avais déjà fait pour Stèles de Camargue que j’avais divisé en trois parties : l’eau, la terre et le ciel. Pour l’étang de Berre, une fois que j’avais eu toutes ces commandes c’est devenu La petite mer des oubliés et je suis allé voir Véronique Traquandi au Conseil Général. On ne se connaissait pas. Je lui montre l’ensemble du travail réalisé en 8 ans et elle me demande de réfléchir à un événement pour le montrer. J’ai eu l’idée de partir sur 5 expositions et 5 thématiques différentes : l’image de l’étang de Berre, le monde du travail, celui des luttes sociales et environnementales, l’habitat et les modes de vie, les risques et paradoxes. Pour Ulysse ou les Constellations j’avais commencé à travailler sur la mythologie d’Ulysse avec des copains qui avaient un voilier sur Marseille et avec lesquels je suis parti sur Ithaque en 2003. L’idée c’était d’aller dans tous les endroits où Ulysse est passé, qui avaient été définis par Victor Bérard puis après dans un livre de Jean Cuisenier. On avait les indications des lieux. Parallèlement aux photographies de cette épopée, de cette odyssée méditerranéenne fondatrice, que je faisais en noir et blanc, je faisais également des photographies en couleurs sur les paysages, sur d’autres situations. J’étais en Grèce, en Corse. Je me suis dit pourquoi ne pas organiser un travail qui contiendrait toutes ces photos et qui permettrait finalement de regarder la Méditerranée dans son ensemble. J’ai écrit ce projet parce que l’Odyssée d’Ulysse a un parcours mais n’aborde pas le Liban, Israël, la Palestine, l’Égypte. Et forcément j’avais envie de parler de ces pays-là ! J’ai donc imaginé un projet plus vaste avec d’autres récits qui me permettraient d’aller dans ces pays. En 2010 arrive Marseille 2013 Capitale Européenne de la Culture. J’avais mon projet déjà construit, ça faisait 7 ans que je travaillais dessus. J’ai très rapidement rencontré des gens qui m’ont conseillé de me rapprocher d’une institution qui pourrait le défendre et le faire-valoir au milieu de tous les projets que MP2013 recevait. Il y avait la Bibliothèque Départementale qui était partante et puis j’apprends que le Frac se positionne sur son projet Ulysses et qu’il met en place des projets et des artistes sur le territoire Marseille Provence. Je vais les voir, ils ne me connaissaient pas. Heureusement juste avant il y avait eu l’exposition Plossu Cinéma au Frac Paca et Plossu m’a défendu. C’est vraiment quelqu’un que j’admire. Je suis admiratif de son travail, de son parcours et de sa personne. C’est un grand maître. Quoi qu’il en soit j’ai été accueilli par Pascal Neveux. L’idée était de faire partie de ce processus qu’avait mis en place MP2013, les ateliers de l’Euroméditerranée. On était quelques uns à avoir ce dispositif et en photographie on était 3 : Josef Koudelka, Antoine d’Agata et moi. Y a pire ! (Rires) Il fallait trouver une entreprise qui m’accueille. On s’est rapproché de la Société Nautique qui a mis du temps à signer le contrat. Pendant un an entre 2010 et 2011 j’ai attendu que ce contrat se signe. J’avais tout annulé pour pouvoir partir en Méditerranée parce que j’étais prêt à partir pour finir mes voyages. J’avais tout organisé pour que fin 2012 j’ai fini tous mes voyages. Je ne savais pas si j’allais être programmé sur le début de l’année 2013 ou sur la fin. Finalement j’ai fait partie du deuxième semestre. Il fallait que mon travail soit prêt. Il me fallait encore finaliser des voyages et construire encore tous mes récits.
Ça a fini par se signer, hallelujah ! Je suis parti tout de suite et quand je rentrais à Marseille j’étais en résidence à la Société Nautique sur le Vieux Port. On travaillait aussi avec des publics, des scolaires. J’avais également accueilli des femmes qui sortaient de prison et qui étaient en liberté conditionnelle. C’était super touchant. Puis il y a eu l’installation au Frac et l’exposition à l’Abbaye de Montmajour. Ça a été l’aboutissement d’un processus à travers ce dispositif qui est celui de créer une œuvre sur laquelle je peux continuer à inventer des choses. Elle n’est jamais fermée, toujours ouverte. Je peux la revisiter en permanence soit avec ce qui a été fait soit avec de nouvelles constellations, c’est à dire de nouveaux récits. C’est un inventaire qui englobe beaucoup de choses, aussi bien des pratiques humaines que des visions de la Méditerranée par le biais de la mythologie, à travers Ulysse, ou par le biais de photographies de paysage qui sont une manière de regarder l’espace Méditerranéen dans sa définition paysagère. Et puis de regarder l’homme à travers toutes ses pratiques, que ce soit des pratiques de déplacement ou de société. Puis il y a les conflits. J’ai pu aller en Libye. J’ai traversé les révolutions arabes quand j’étais en Égypte, en Tunisie. J’ai voulu aller en Syrie mais malheureusement tout était fermé, c’était le début de la révolution.
Il y a quelque chose de récurrent dans votre travail : les luttes sociales et ce que vous appelez « les petites gens »
C’est le monde auquel j’appartiens, duquel je suis issu. C’est aussi ce qui m’a construit. Je ne peux pas oublier ces gens-là. Ce monde des ouvriers il est essentiel parce que ce sont eux qui construisent les choses. C’est leur façon d’être, de faire, de dire, de raconter, de se positionner. Ce sont ces choses-là qui me plaisent.
Vous considérez vous comme un témoin, un porte-parole ?
Oui je suis un témoin. Mes parents n’ont jamais voyagé et je m’étais dit dès le début je serai leur voyageur. Ils n’ont jamais pris l’avion. Ils ne sont jamais partis de Sénas et n’ont jamais pris de vacances. C’est un monde ! Pour moi voyager c’était une envie depuis longtemps, je portais leurs rêves. Découvrir des choses. On avait le poste de télévision qui marchait en permanence. Quand je parlais de taiseux c’était aussi parce que quand on mangeait c’était devant la télévision. En noir et blanc au début puis en couleurs avec la télécommande. C’était mon père qui changeait de chaîne. C’étaient les informations à huit heures du soir. Et moi je rêvais de voyager, de partir, de raconter des histoires qui étaient sous-jacentes. Les quelques fois où mon père a accueilli ses copains d’armée c’était pour raconter des histoires d’armée. J’ai ce souvenir là. Il faisait partie du contingent qui partait en Algérie. Il avait refusé, il avait essayé de se faire pistonner puis finalement il a été entre la base aérienne d’Istres et la caserne du Muy à Marseille. Heureusement il n’est pas parti en Algérie. Il amenait les jeunes appelés au bateau à Marseille. Et ses copains eux ils étaient partis en Algérie. J’ai le souvenir de dimanche où il accueillait ses copains d’armée et chacun y allait de ses histoires avec plus ou moins d’atrocités Il y a eu beaucoup de souffrance. J’ai le souvenir d’hommes qui pleuraient. Mon père je ne l’ai jamais vu pleurer. Alors il ne pleurait pas mais il voyait ses copains pleurer. C’étaient des gens qui avaient été marqués par cette guerre terrible. Je me disais qu’un jour j’irai en Algérie pour raconter d’autres histoires. Et je suis allé en Algérie pour renouer avec un imaginaire que j’avais construit au travers de ces récits et raconter la beauté de ces peuples. Il y a la dureté de la vie qu’il faut raconter mais aussi la beauté des gens.
On sent dans votre travail un rapport à la notion d’effort lié au travail, de souffrance. Est-ce une forme de dévouement pour le travail photographique ?
Déjà il y a la passion du travail. Ça m’a été transmis par mes parents qui ont travaillé toute leur vie mais qui étaient passionnés. Quand j’ai découvert la photographie ça a été un révélateur. J’en ai fait un métier passionné avec les difficultés que ça engendre parce que comme pour toute passion on y met tout mais aussi parce que c’est un métier difficile. C’est un engagement personnel. Il y a des sujets qui se font dans des temporalités différentes et forcément on jongle aussi à travers des sujets complètement différents. À un moment donné j’avais aussi besoin de partir parce que c’est étouffant d’être investi dans un territoire et c’est bien d’aller voir ailleurs. La Méditerranée m’a permis d’aller voir cet ailleurs mais ça reste dans un environnement méditerranéen même si je le redécouvre. Là je me suis positionné sur un nouveau projet qui m’amène en Sibérie orientale sur des sujets complètement différents et pas si éloignés que ça finalement. Aujourd’hui on est dans une globalisation du monde qui fait que ce qui se trouve à tel endroit à des répercussions ici. On est dans cette ère de l’anthropocène qui fait que tout est lié. Les pratiques, les cultures sont différentes. Avec ce nouveau projet sur les grandes migrations Amérindiennes j’apprends et je découvre le chamanisme et des gens qui n’ont pas la peau bronzée comme des Méditerranéens mais qui sont plutôt petits. Ce sont plutôt des asiatiques avec des joues un peu hautes. Je suis sur des choses nouvelles et en même temps ça me permet de mieux comprendre le territoire dans lequel je m’inscris et qui m’a construit. Le monde il est ici et il est là-bas. Il est partout.
Comment avez-vous abordé la commande Patrimoine Commun ?
Avec la pandémie il y a eu cet appel à projets auquel j’ai répondu. Il y a eu sept élus dont un collectif et chacun a eu une ville attribuée parmi les 7 capitales provençales de la culture : Saint-Cannat, Port Saint-Louis du Rhône, Venelles, Sausset-les-Pins, Auriol, Mollégès et Cassis. J’ai eu Auriol. J’étais content parce que dans une période comme celle-ci c’était quand même un soutien important. C’était du travail, une commande ce n’est pas rien. Il y avait une contrainte de temps, du 7 août au 7 septembre, donc c’était très court. On travaillait chacun sur sa ville sur l’idée du patrimoine commun. En me promenant dans Auriol je me suis aperçu qu’il y avait pas mal de drapeaux bleu, blanc, rouge aux fenêtres. Je me suis dit que j’allais travailler sur ces trois couleurs. J’ai commencé par photographier les gens dans le village, les joueurs de boules. Auriol est très étendu mais le village est tout petit. Je suis allé voir le cimetière et juste à côté il y avait la maison de retraite des Légionnaires. J’ai été accueilli par le colonel qui était très sympa mais qui m’a dit que ça allait être compliqué de faire des images du fait de la pandémie et de l’âge avancé des résidents. En repassant devant le cimetière je tombe par hasard sur un gars qui vient réparer la montée des drapeaux. Je me mets à lui parler et lui demande si je peux le photographier. C’est quelqu’un qui faisait partie de la maison de retraite. C’était le plus jeune des résidents, un Tunisien qui faisait partie de la Légion étrangère et qui se met à embrasser le drapeau Français en me disant que pour lui c’est tout un symbole. Je l’ai photographié avec le drapeau entre les dents. On ne voit pas son visage parce qu’il y avait aussi cette contrainte d’autorisation, même si le masque a beaucoup aidé ! (Rires) Je n’ai eu accès à rien et il ne se passait pas grand chose. Toutes les fêtes étaient annulées. Ils ont quand même maintenu la cérémonie de la libération d’Auriol avec les anciens combattants, que l’on peut voir sur certaines images.
Quand tu as une commande, une carte blanche, c’est toujours compliqué en fait, tu ne sais pas où tu veux aller. Il faut donc s’imposer des contraintes. Pour moi la contrainte du bleu-blanc-rouge était une contrainte importante. Et puis c’était un peu compliqué parce que ce rapport au drapeau français il a toujours un marquage particulier. Je me disais : « Qu’est ce que je raconte à travers ça ? » Et puis il y a quand même une forêt. Auriol est au milieu de la forêt de la Sainte Baume et il y a beaucoup de gens qui y vont. Il y a des descentes de rivières et des petits bassins naturels où les gens se baignent. C’est très familial et populaire. J’aime ça. On en revient à ce qu’on disait tout à l’heure. C’est le monde du travail qui se retrouve là le dimanche à venir pique-niquer en famille. Sauf qu’à un moment donné, au mois d’août, la forêt a été fermée à cause des feux. Il y a eu beaucoup de sécheresse l’année dernière. Mais j’ai quand même réussi à photographier des gens qui se baignaient, qui pique-niquaient au milieu du vert. Donc je me suis dis tiens, d’un coup ça devient bleu, blanc, rouge et vert ! Je l’ai élargi à d’autres couleurs et c’est devenu bleu, blanc, rouge et autres couleurs, avec le vert qui est aussi prédominant et qui prend une place dans le dispositif que j’ai construit à l’exposition d’Aix-en-Provence. En fait j’ai fait un grand drapeau, un grand cadre constitué de plein de petits cadres avec des couleurs bleu, blanc, rouge et autres couleurs, et la partie verte, la forêt, vient traverser par le milieu ce grand tableau. Ça a été passionnant d’avoir un temps limité, une carte blanche et de découvrir Auriol où j’ai été très bien accueilli !
Votre manière de montrer votre travail a évolué. Vous utilisez depuis quelques années l’image animée, le son et la cartographie.
La question territoriale fait souvent appel à la cartographie. C’est quelque chose auquel je ne pensais pas. Pour l’étang de Berre on avait fait un schéma qui avait été commenté mais qui s’est révélé pour Ulysse ou les Constellations avec cette idée de points sur la cartographie. Ça a donné une dimension supplémentaire que j’ai utilisé notamment pour une résidence à Rennes. Après j’ai eu la commande du Mucem pour l’exposition Vies d’ordures qui m’a permis de continuer à travailler sur la question des déchets que j’avais abordé dans Ulysse avec des images du Caire, d’une usine de traitement de déchets en Albanie et de la gestion des déchets par la Mafia à Naples. Ils souhaitaient que je continue mon travail sur l’Albanie et Naples. J’avais envie de filmer. J’avais abordé la question du son dans Ulysse avec cette cloche qui était au dessus de la table où étaient présentées les images. J’ai fait des entretiens de militants à Naples et Tirana. Ça a été exposé sous la forme d’un dispositif composé de 3 écrans où il y avait à la fois des photographies et de la vidéo. Et là j’essaie justement de revenir sur mon dispositif initial qui était la trilogie de Dante, la Divine Comédie, autour de l’enfer, du purgatoire et du paradis. L’enfer c’est les déchets, ce qui s’accumule, ce qui pourrit, le purgatoire c’est le monde du travail et la question du recyclage, et le paradis je l’associe au silence et à la voix. J’ai fait des portraits silencieux de travailleurs Roms en Albanie. L’Albanie sort d’une dictature communiste très dure qui muselait les gens. J’ai donc demandé aux gens de ne pas parler et de regarder la caméra. À l’inverse il y a tout l’aspect militant en Italie, contre la Mafia et l’enfouissement des déchets, où la parole est libérée.
En parallèle Sam Karpienia m’a demandé de faire un clip pour son groupe De la Crau. Le morceau s’appelle Chaman. Depuis longtemps je fais des photos dans les manifs à Marseille qui sont toujours restées dans mes tiroirs et puis là j’avais envie de faire de l’image animée sur des petites séquences avec un appareil qui a une fonction grain noir et blanc poussé. Ça me plaisait bien. Pour la couverture de son album Sam avait choisi une photo de La petite mer des oubliés et il m’avait demandé si je pouvais faire quelques portraits du groupe derrière la tour CMA-CGM. Et quand il est venu avec sa directrice de production choisir les quelques photos dont ils avaient besoin pour communiquer, on tombe par hasard sur mes petits films des manifs. J’avais mis sa musique en boucle et on voyait les gens en train de danser dans les manifs, en train de se pousser. C’est comme ça qu’ils m’ont proposé de faire le clip. Il fallait inventer la première partie autour du chaman. Je savais que dans mes petits films il y avait toute une séquence sur les manifestations pour la retraite et il y avait eu une retraite au flambeau à la Porte d’Aix. Ils avaient déposé une gerbe comme quoi le monde du travail , les retraites c’était terminé. C’était à la tombée de la nuit et j’avais tous ces gens qui partaient en retraite avec leurs flambeaux. Pour moi c’est un peu l’idée du chamanisme cette flamme qui est transmise. On a utilisé cette idée du flambeau qui se transmet et qui arrive à Marseille pour être prise par le peuple.
« Patrimoine Commun », Vincent Beaume, Philippe Conti, Pierre Girardin, Anne Loubet, Franck Pourcel, Aurore Valade, Collectif VOST, 21bis Mirabeau – Espace Culturel Départemental, du 17 mars au 20 juin 2021