Fabienne Pavia Questionner le monde
À la tête de la maison d’édition indépendante Le Bec en l’air, Fabienne Pavia fait dialoguer depuis plus de 20 ans textes et photographies dans des livres exigeants et ouverts sur le monde, à son image.
Propos recueillis par Christophe Asso
Quel est votre parcours ? Comment êtes-vous devenue éditrice ?
Je suis ce qu’on appelle une autodidacte. Je n’ai pas fait d’études supérieures, si ce n’est qu’après le baccalauréat j’avais commencé une école de journalisme qui ouvrait ses portes à Avignon, avec la bénédiction du Conseil général de Vaucluse, et qui s’est révélée être une arnaque montée par un escroc. Il avait quand même réussi à convaincre les institutions locales et à s’installer dans le Palais de l’ancien Archevêché ! Cette expérience cocasse m’a finalement mis le pied à l’étrier puisque j’ai débuté dans le journalisme avec quelques étudiants en révélant au grand jour cette affaire et en faisant fermer l’école. Après cette mésaventure, je suis montée à Paris où j’ai fait un stage au journal L’Étudiant, ce qui était assez ironique pour quelqu’un qui n’avait pas fait d’études ! (Rires) Ce stage s’est transformé en contrat et c’était mon premier job de journaliste dans la presse spécialisée en formation. Après j’ai bifurqué vers la presse « voyage ». C’est là que j’ai appris la photographie en accompagnant des photographes sur des reportages, le plus souvent à l’étranger. Moi j’étais sur l’écrit, mais forcément quand on travaille en tandem avec un photographe la porosité est importante entre les deux écritures et je les aidais très souvent. À l’époque on travaillait en argentique et je glissais fréquemment du rôle de journaliste à celui d’assistante photo : déballer les films, charger les appareils, ouvrir les réflecteurs, attendre de longues heures les bonnes lumières… Au retour des reportages, je participais activement à la rédaction des textes de présentation et des légendes en visionnant des milliers d’images au compte-fils sur des tables lumineuses, apprenant ainsi tous les rouages de l’editing. Le point d’orgue de cette expérience a été un long voyage de près d’un an en Égypte. On a eu cette chance, avec un photographe, de partir avec plusieurs grosses commandes et de parcourir le pays du nord au sud et d’est en ouest en explorant toutes les strates de son histoire, à la fois antique, islamique et contemporaine. Une fabuleuse expérience ! Je travaillais pour plusieurs journaux et parallèlement, en 1992, j’ai commencé à écrire des livres liés aux reportages et aux voyages que je faisais. C’étaient des livres grand public sur l’Égypte, l’océan Indien, l’Amazonie, avec d’autres formes d’editing et la découverte d’une autre temporalité que le journalisme. Même si j’avais un statut de pigiste privilégiée dans plusieurs journaux, j’ai vite perçu toute la difficulté et l’incertitude de ce métier. Et surtout ce que j’aimais de moins en moins, c’était le fait que les rédacteurs en chef m’envoyaient chercher sur place ce qu’ils avaient en tête, laissant peu de place à l’inattendu et à la réalité découverte sur place ! Dans l’édition je découvrais un autre rythme qui me correspondait mieux. Je dirigeais des collections qui mêlaient textes et images, notamment une collection sur les grands fleuves du monde pour l’éditeur international Time Life, à la fin des années 1990. C’était une grosse production en plusieurs langues, un âge d’or de l’édition qui n’existe plus aujourd’hui, où l’on passait des commandes bien rémunérées aux photographes ! C’était également l’âge d’or du photojournalisme. Je fréquentais beaucoup les agences de l’époque, Gamma, Sygma, Sipa… où les photographes étaient majoritairement des hommes. J’ai donc appris sur le tas et d’emblée j’ai été intéressée par le rapport texte-image. J’étais quelqu’un de l’écrit à la base et, ce qui m’étonnait, c’était la séparation, la lutte qu’il pouvait y avoir à la fois dans les rédactions et dans les maisons d’édition entre les gens de l’image et ceux du texte. Alors que lorsque je travaillais sur le terrain avec les photographes, il y avait une véritable complicité et un dialogue indispensable à chacun. J’essayais de ne pas redire dans mes textes ce que montrait la photo, d’explorer le point de tension entre texte et image. De là est née mon envie d’une maison d’édition où l’on pourrait soigner les deux. J’ai créé Le Bec en l’air à Paris avec une amie graphiste, Odile Brault. Au départ on a fait ce qu’on appelle dans le jargon de l’édition du « packaging ». On proposait à des éditeurs de renom des livres clefs en main qu’on réalisait entièrement, textes, photographies, maquette… On a notamment travaillé avec les éditions du Seuil pour leur section beaux livres. Cela nous a permis de faire nos classes, mais très vite la frustration s’est installée et on a décidé de se lancer seules. C’était en 1999 et c’était d’une inconscience folle et réjouissante ! (Rires). On n’avait ni business plan ni programme éditorial et ça s’est fait de manière empirique, mais finalement je crois que j’ai toujours fonctionné un peu comme ça ! On a commencé par faire des livres sur le patrimoine qui alliaient à la fois de belles images et un aspect guide pratique, sur la pierre sèche par exemple, livres qui ont remporté un vrai succès et qu’on continue d’ailleurs à diffuser. Ces publications ont donné à la maison une certaine réputation, nous avons d’ailleurs reçu le prestigieux prix de l’Académie des Beaux-Arts 2007 pour un livre sur l’histoire du marbre. Ensuite la ligne de la maison a bifurqué vers ce qui me motive à l’évidence le plus : la photographie d’auteur et les narrations photographiques. Ce changement correspondait également pour moi à un désir de changer de vie, de quitter Paris. Les premiers livres sous le nom du Bec en l’air sont sortis en 2001 à Manosque. C’était aussi une manière de nous singulariser car il n’y avait pas beaucoup d’éditeurs installés dans les Alpes-de-Haute-Provence. Le festival littéraire Les Correspondances venait de s’y créer et cela a créé une sorte de compagnonnage qui a nourri notre catalogue, en l’enrichissant de belles écritures littéraires. Puis, après dix ans passés à Manosque, nous avons fait le choix de nous installer à Marseille en acceptant la proposition de Philippe Foulquié d’intégrer La Friche la Belle de Mai dont il était alors directeur.
Une grande partie de votre production concerne donc la photographie. Quelle est votre ligne éditoriale ?
C’est une ligne assez ouverte, éclectique, qui revendique une pluralité d’écritures photographiques. Pour la qualifier, j’aime bien dire que la photographie est un outil de questionnement du monde. J’insiste sur le mot « questionnement » car le mot « compréhension » n’est plus guère adapté au 21e siècle. La photographie a perdu son pouvoir de faire comprendre les choses, avec la manipulation des images et leurs flux incessants. Je crois que c’est une illusion de penser que la photographie peut encore prouver quelque chose, par contre elle garde toujours sa capacité à questionner et à faire récit. Et c’est à travers le livre que ce récit s’incarne le mieux, tant sur des questionnements de société que sur ceux d’ordre intime. Il y a également une ligne qui naît des choix graphiques et des photographes avec lesquels on avance et construit notre catalogue. C’est la marque de l’indépendance et c’est une chance qui contrebalance les difficultés de notre statut (une TPE culturelle basée en région). La vraie chance c’est de pouvoir choisir et de ne pas renoncer à des travaux dont on pourrait se dire spontanément qu’ils ne correspondent pas au style du Bec en l’air. Notre liberté c’est de pouvoir aller sur des travaux contemporains ou plus classiques. J’aime aussi beaucoup la photographie patrimoniale. On a fait découvrir ou redécouvrir des fonds photographiques. Je songe notamment à Raoul Coutard, chef opérateur mythique de la Nouvelle Vague qui a accompagné Jean-Luc Godard, dont on a publié le seul ouvrage photographique, ou encore à André Steiner, l’un des principaux représentants de la Nouvelle Vision, un courant photographique des années 1920-1940. J’aime bien cette notion de compagnonnage. Je trouve très agréable de travailler avec des photographes sur le long terme, de publier plusieurs de leurs livres et de contribuer ainsi à faire œuvre. Je pense également à Denis Dailleux dont on a publié les travaux récents au Ghana ou en Égypte et dont on republie aussi les premières photos faites il y a une trentaine d’années. C’est important de pouvoir accéder à toutes les facettes d’une œuvre et d’en suivre la progression. Il y a souvent une vraie fidélité entre un photographe et son éditeur, qui l’accompagne et qui joue le rôle de passeur entre lui et le public, que ce dernier soit aguerri ou non aux livres de photographies.
Le secteur du livre de photographie est considéré comme une niche éditoriale en France. Il a connu depuis 20 ans un fort développement avec l’émergence de nombreux éditeurs indépendants. Quelle est votre stratégie face à une concurrence importante ?
C’est en effet un secteur où il y a une offre pléthorique et où l’évolution des techniques d’impression depuis 20 ans a facilité la fabrication des livres de photographie, diminué leurs coûts de production et contribué à leur essor. Pour autant la demande n’a pas augmenté autant que l’offre et puis, surtout, l’évolution est un peu à l’image du marché de l’art, avec deux publics : celui des collectionneurs sur lequel certains éditeurs se sont spécialisés sur un marché très international, et celui d’un public plus large de lecteurs avec des livres plus « standards ». Peut-être que le premier public est davantage intéressé par « l’objet livre » tandis que le second est attiré avant tout par les contenus… Aujourd’hui, il y a les photographes qui sont dans les galeries, exposent dans les grands musées et qui sont intégrés au marché de l’art, et ceux qui essaient de survivre en autoproduisant leurs travaux personnels et en multipliant les commandes alimentaires pour gagner leur vie. Chez les éditeurs il y a aussi plusieurs modèles, certains ont quasiment abandonné le modèle classique de la librairie pour se concentrer sur les foires internationales, les grands lieux d’exposition… Je m’efforce quant à moi de trouver un juste milieu pour préserver un écosystème français que j’apprécie particulièrement : le prix unique du livre qui a permis de maintenir en France un énorme réseau de librairies, une certaine éthique professionnelle entre les maillons de la chaîne du livre. Mais ça ne veut pas dire qu’il faut se contenter de ce marché national, d’autant que je déplore que certains libraires ne soient guère aventureux sur le livre photo, sans doute par méconnaissance et aussi parce que ces livres se vendent moins que la BD ou les livres jeunesse par exemple. Dans beaucoup de librairies généralistes le rayon photo est souvent au sous-sol ou au premier étage. Il se résume souvent aux catalogues des grosses expositions en cours et à quelques classiques. Les éditeurs photos sont donc contraints d’inventer d’autres modèles économiques qui passent par une internationalisation et par leur présence sur les grands événements autour de la photographie : festivals, foires, salons et bien sûr les expositions quand on a la chance de publier un auteur exposé. L’impact sur les ventes est alors important, encore faut-il que l’exposition soit dans un lieu bien repéré et qu’on arrive à avoir le livre à proximité. Cela ne va pas de soi car parfois il n’y a pas de ventes de livres sur le lieu d’exposition ou alors les ventes n’ont lieu que le soir du vernissage… Il y a heureusement quelques parenthèses enchantées comme la semaine professionnelle des Rencontres d’Arles, Paris Photo ou des festivals internationaux comme Unseen à Amsterdam.
Pour moi, vingt ans après avoir commencé cette aventure, l’essentiel c’est de continuer à me faire plaisir aux côtés de photographes avec lesquels je construis une relation de confiance. Parfois les contraintes économiques ou une mauvaise temporalité dans le rythme du projet font que je dois renoncer à certains livres. Je m’efforce de ne pas être trop déçue quand je les vois ensuite paraître chez des confrères. Je dis souvent aux photographes que l’essentiel c’est que leur livre existe car c’est tellement difficile de les mettre au monde et leur équilibre est si fragile !
Quelle est la part de coédition et de partenariat dans votre production ?
C’est une part importante, de plus en plus, et ce sont des livres auxquels on tient comme la collection Images Singulières coéditée avec le festival de Sète, le catalogue du festival Circulation(s) ou la collection du Prix Maison Blanche pour Photo Marseille. Ces éditions nous permettent de travailler avec des photographes qui ont leurs propres éditeurs par ailleurs, comme Vanessa Winship ou Stéphane Couturier, ou de découvrir des nouveaux talents comme Adrien Selbert, lauréat du Prix Maison Blanche en 2015 et que nous publions à nouveau cette année avec son travail Les Bords réels. On a également fait plusieurs coéditions avec des musées comme le Musée Niépce et on travaille aussi en lien avec des agences ou des galeries comme VU’ ou Camera Obscura, qui accompagnent les artistes qu’ils représentent. Ce sont pour nous des partenariats précieux qui se sont consolidés au fil des ans et qui sont des points de repère dans notre catalogue.
Peut-on dire qu’il y a une solidarité dans le milieu photo ?
C’est vraiment difficile d’arriver à produire nos livres, à les mettre sur le marché et à ce qu’ils trouvent des lecteurs. On a souvent l’impression de déplacer des montagnes pour que tous les maillons de la chaîne s’imbriquent au bon moment ! Il me semble donc qu’il y a une nécessité vitale à cette solidarité et qu’on a intérêt à être bienveillants les uns envers les autres. J’ai la plupart du temps le sentiment agréable d’appartenir à une communauté, tout en faisant attention à ce qu’elle ne verse pas dans l’entre-soi. C’est pour cela aussi que c’est intéressant d’exercer ce métier depuis Marseille. À la fois on manque certaines opportunités – car la culture est très parisienne et la planète photo est plus concentrée à Paris qu’ailleurs – mais en même temps on est moins soumis à cette concurrence et, nous concernant du moins, il me semble que nos choix sont sans doute moins perméables à certaines modes ou tendances.
Que pensez-vous des réseaux que sont France Photobook et Éditeurs du Sud ?
Ils jouent un rôle important. Éditeurs du Sud est une association qui a été créée il y a une bonne vingtaine d’années et qui regroupe beaucoup d’éditeurs indépendants de la Région SUD. Elle a d’abord été créée pour que les éditeurs puissent être présents sur les salons internationaux, puis a élargi ses objectifs au marché français. France Photobook existe depuis trois ans, la crise sanitaire a dynamisé la structure et renforcé la nécessité d’être ensemble. L’association regroupe une vingtaine d’éditeurs indépendants français. C’est toujours bizarre quand on essaie d’affirmer une identité liée à la création française de constater que certains voient ça d’un mauvais œil, comme si c’était honteux de dire : « C’est français ». J’ai envie de dire qu’on peut défendre quelque chose de français sans être d’un chauvinisme outrancier ou d’un quelconque nationalisme, en demeurant ouverts sur le monde ! Par contre faire savoir qu’il existe un pôle éditorial français d’éditeurs photo de création, je trouve ça très bien ! C’est important de montrer aux institutions et au monde du livre que le livre photo est un genre éditorial à part entière, au même titre que la littérature, la poésie, la BD ou le livre jeunesse. Un genre fragile mais indispensable, qui doit donc être soutenu au nom de la diversité culturelle.
Selon vous, justement, le secteur de l’édition est-il suffisamment soutenu par le gouvernement et les collectivités locales ?
Je pense sincèrement qu’en France, par rapport à bien d’autres pays y compris nos voisins européens, on est privilégiés. Il y a un ministère de la Culture, le Cnl (Centre national du livre), le Cnap (Centre national des arts plastiques) et puis très souvent des aides à l’édition au niveau local (ville, département et région). Pendant le confinement, à l’initiative de France Photobook, le ministère et le Cnap ont fait un achat aux éditeurs et des dizaines de livres photos vont être diffusés dans les centres d’art et les centres photographiques. Ceci étant, le Cnl et le Cnap ne prennent pas forcément en considération les livres photo au sens où nous l’entendons, notamment lorsqu’il s’agit d’écritures documentaires. C’est une des missions de France Photobook que d’essayer de faire augmenter les enveloppes d’aides à l’édition, on cherche aussi à sensibiliser libraires et bibliothécaires en essayant de lancer des opérations de promotion du livre photo. En réalité, c’est un objet qui est devenu indispensable à la panoplie du photographe contemporain. Si il y a autant de livres photo c’est que tous les photographes aujourd’hui veulent leur livre ! C’est un objet pérenne, qui circule facilement, une autre forme de récit qu’une exposition. Il y a donc nécessité de faire exister ces ouvrages, sans qu’il ne puisse hélas y avoir rentabilité immédiate. Je dis toujours qu’un livre photo coûte dix à vingt fois plus cher qu’un roman à imprimer et pourtant ça ne coûte pas vingt fois plus cher à l’achat ! Un roman qui vient de paraître vaut une vingtaine d’euros en moyenne, un livre photo entre 30 et 40 euros. Pour être rentable et respecter les préconisations des écoles de commerce, il faudrait vendre nos livres entre 80 et 100 euros, ce qui n’est pas possible. Sans compter que le tarif postal est très élevé et qu’il n’existe pas de tarif livre avantageux pour les envois en France, un combat à mener ! Autre volet que j’aimerais développer au sein de France Photobook : la formation des libraires, car bien souvent je constate qu’ils pèchent par manque de connaissance. Il faudrait former les libraires et les bibliothécaires de demain en leur indiquant ce qu’est un bon fonds de livres photo, les 50 livres incontournables à avoir dans sa librairie par exemple, en leur expliquant comment se décompose le prix d’un livre photo, en les sensibilisant à la fois aux narrations, aux formes graphiques mais aussi aux types de papiers, de reliure, etc. Il ne faut pas confondre le livre photo d’aujourd’hui avec les bons vieux livres d’art, de peinture, de sculpture ou les « Coffee Table Books » qui mêlent photo de déco et de voyages. C’est vraiment un genre à part et on le voit quand on est présents dans des salons du livre généralistes. Les gens marquent souvent un temps d’arrêt devant notre stand et demandent si c’est à vendre, s’ils peuvent toucher, feuilleter. Là où en librairie ils n’auraient aucune inhibition à se saisir d’un livre de texte. Ce ne sont pas des objets faciles à démocratiser mais, une fois de plus, quand on les accompagne et qu’on se met à raconter leur histoire ou à expliquer comment ils sont fait, je suis certaine qu’il y a une vraie marge de progression dans le livre photo pour toucher des publics bien plus larges que les photographes ou les collectionneurs.
La crise sanitaire a mis à mal le secteur de l’édition, avec notamment la fermeture des librairies qui a été très médiatisée et critiquée. Pouvez-vous nous expliquer l’importance du libraire dans la chaîne de diffusion du livre de photographie ?
Tous les éditeurs photo ne diraient pas la même chose car, je l’ai dit, tous ne font pas de la librairie la base de leur modèle économique. De notre côté, ces dernières années, nous avons constaté une baisse de la part de notre chiffre d’affaire en librairie. On vendait plus en librairie il y a dix ans qu’aujourd’hui, or il me semble qu’on ne fait pas de moins bons livres qu’avant ! Pour autant on fait partie des éditeurs qui, grâce à leur diffuseur – Harmonia Mundi Livre nous concernant –, essaient de maintenir et de développer leur présence en librairie. Je connais beaucoup d’éditeurs photo qui ne vendent plus en librairie et pour lesquels ça n’a pas d’importance. C’est vrai que de par ma culture et mon expérience en tant qu’auteure, je reste attachée à ce modèle. La crise sanitaire a accentué la tendance à la baisse parce qu’autant un roman peut se commander chez son libraire via la formule « clique et collecte », ou en ligne, autant c’est difficile d’acheter un livre photo sans le feuilleter. Et puis cette année les éditeurs ont freiné la sortie de leurs titres avec l’annulation des Rencontres d’Arles, de Paris Photo, et des grosses expositions. Le rayon a été grignoté de fait par d’autres genres éditoriaux et il faut reconquérir notre place ! Et ce qui est vrai pour les libraires l’est aussi pour la presse. Hormis la presse spécialisée en photographie, qui se résume à quelques titres en France, il n’y a aucune critique ni présentation de livres photo, si ce n’est pendant Noël dans les pages cadeaux des magazines ! À quand une rubrique livre-photo régulière dans Le Monde des livres par exemple ?
Faites-vous appel au crowdfunding pour le financement de vos livres ?
C’est l’un de nos modèles économiques mais il est à manier avec précaution et il faut qu’il soit porté par le photographe, et non par nous. Car dans l’esprit des gens qui ignorent – et c’est bien normal – le schéma que j’ai décrit, c’est en effet difficile de donner de l’argent à un éditeur pour produire un livre car on se dit qu’il va en gagner beaucoup en le vendant ! 80% des contributeurs sont le premier cercle du photographe, sa famille, ses amis, les personnes qu’il a rencontrées durant son travail. Désormais, le but pour nous – et je pense que c’est à peu près le cas chez tous les éditeurs photo – c’est de trouver les fonds nécessaires pour l’impression du livre car les ventes ne suffisent pas à équilibrer un budget. Le reste du budget, la photogravure, la maquette, le travail éditorial, la traduction, on essaie de le financer, en tout cas on espère que ce sera couvert par les ventes. Mais on ne vend jamais ou très rarement tout le tirage. Et sur chaque livre vendu, il faut savoir qu’on accorde au diffuseur et au libraire réunis une remise, bien normale, qui oscille entre 55% et 58% du prix de vente du livre. On comprend donc que les modèles économiques que sont les subventions publiques, le mécénat privé, le crowdfunding ou le préachat de livres (qui est souvent le modèle le plus courant), soient devenus indispensables !
Durant les confinements successifs vous avez proposé, avec « En relisant en patientant », une manière originale de découvrir et/ou de se replonger dans votre catalogue.
Lorsqu’est arrivé le premier confinement, comme tout le monde on s’est demandé ce qu’on pouvait faire pour continuer à exister et à garder un lien avec nos lecteurs. En songeant au très beau livre En lisant en écrivant de Julien Gracq, nous avons eu l’idée d’une chronique intitulée « En relisant en patientant ». L’idée c’était de se replonger dans le fonds. Nous étions tous dans un état de sidération et en ouvrant n’importe quel livre, on s’est rendu compte qu’il y avait toujours des phrases, trois ou quatre lignes, qui faisaient écho à ce qu’on vivait. Le jeu consistait à se replonger dans notre catalogue et à repérer ces quelques lignes. J’ai redécouvert ainsi plein d’ouvrages en me disant « Waouh, il était super ce livre ! » (Rires).
Vous codirigez avec la libraire Nadia Champesme, depuis sa création en 2017, le festival de littérature Oh les beaux jours !. Pouvez-vous nous dire deux mots de cette autre facette de votre travail ?
Au fond, cette nouvelle expérience rejoint la manière dont j’ai toujours exercé mon métier : en restant curieuse, ouverte sur le monde et en croisant les disciplines. Comme je viens de le dire, le métier d’éditeur de livre photo est vraiment difficile, à titre économique, mais bien au-delà en ce sens qu’il demande un investissement personnel important qui vise parfois au sacerdoce. Cette autre activité me redonne du souffle et me permet de ne pas basculer dans une certaine forme d’amertume dans laquelle j’aurais pu tomber. Quand au bout de 20 ans tu n’arrives toujours pas à te salarier en travaillant 60 heures par semaine, tu te poses forcément des questions sur ton métier et le sens de tout ça… Cette autre activité, c’est donc une bouffée d’oxygène et j’ai l’impression que je n’ai jamais été autant dans la maîtrise du Bec en l’air et de ce que je veux vraiment faire du Bec en l’air. Le fait de cumuler les deux activités ne laisse plus de place aux atermoiements et je n’ai même plus le temps de douter tant je travaille comme une dingue ! (Rires). Je suis obligée d’aller à l’essentiel, d’anticiper en permanence, de déléguer davantage et de mieux m’organiser. Et puis codiriger un festival permet aussi de voir le livre et les auteurs sous d’autres facettes. Dans une ville comme Marseille, où l’on sait que le rapport au livre n’est pas forcément facile et où il y a assez peu de librairies, l’enjeu était de taille et certains étaient sceptiques sur notre capacité à rassembler un public autour d’un festival littéraire. Mais les Marseillais ne sont pas plus hermétiques que les autres à la littérature, nous avons essayé de coller à leurs attentes, à une certaine forme de culture, plus populaire et plus métissée peut-être, moins soumise aux diktats de l’actualité. L’idée de ce festival c’était de concilier une forme d’exigence et l’ouverture au plus grand nombre : c’est, je pense, les valeurs que j’ai toujours tenté de mettre en œuvre au Bec en l’air et il en va de même pour Nadia Champesme dans sa librairie située à Notre-Dame-du-Mont. La première année, on a parlé de foot et de rap, et on continue d’ailleurs. En essayant de montrer comment le livre et la lecture peuvent venir irriguer des sujets de préoccupation quotidiens, nourrir des questionnements et susciter des réponses en stimulant l’imaginaire. Je revendique la même envie d’éclectisme et de pluralité que dans les publications du Bec en l’air. On peut inviter d’un côté Patrick Boucheron, brillant historien, ou le grand anthropologue et philosophe Bruno Latour, et en même temps être sur des auteurs beaucoup plus populaires comme Jamy Gourmaud qui présente les célèbres émissions de vulgarisation de sciences à la télévision, Daniel Pennac ou Delphine de Vigan, romanciers à succès dont on apprécie la littérature. On croise aussi littérature et musique, littérature et photographie… Mais ce n’est pas si simple de trouver de bons projets scéniques avec la photo et de travailler des formes scéniques qui mêlent intelligemment l’image et le texte ou la musique. Ce n’est pas toujours évident pour les photographes de monter sur scène, c’est un exercice auquel sont plus aguerris les écrivains. Et puis, peut-être qu’au fond je m’autocensure un peu, en ayant comme principe de ne pas mélanger mes deux activités…
Quels sont vos projets pour 2021 ?
2020 a été une année en demi-teinte et comme beaucoup d’éditeurs on a été prudents sur les sorties de livres, diminuant le nombre de parutions. Du coup on a presque un mini-embouteillage de bons projets pour l’année 2021 ! (Rires). C’est assez stimulant. Comme on a eu plus de temps pour les penser, c’est la première fois en presque vingt ans que j’ai cette sensation, presqu’inquiétante, de ne pas être stressée ! (Rires).