Héloïse Conésa La photographie comme patrimoine
Héloïse Conésa est chargée de la collection de photographie contemporaine et cheffe du service de la photographie au Département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France. Entretien avec une conservatrice du patrimoine désireuse d’entretenir un lien permanent avec les photographes d’aujourd’hui, l’occasion d’éclaircir certains points comme le dépôt légal pour la photographie et de revenir sur la genèse et les ambitions de la grande commande photographique nationale qui a suscitée ces derniers mois des débats passionnés chez les professionnels.
Propos recueillis par Christophe Asso
Quel est votre parcours ? D’où vient votre intérêt pour la photographie ?
Je suis venue à la photographie progressivement. J’ai d’abord fait hypokhâgne et khâgne à Lyon, ma ville d’origine. Ensuite, j’ai bifurqué vers une double licence lettres-histoire de l’art. De fil en aiguille, je me suis beaucoup intéressée à l’histoire de l’art et notamment à la photographie dont il me semblait qu’elle avait vraiment un lien avec la littérature et la narration. Mon père est historien de l’art et il est spécialiste des avant-gardes, particulièrement en Russie et en Allemagne. Il a beaucoup travaillé sur le Bauhaus. Ma mère a été professeure de lettres. La littérature et l’histoire de l’art sont les deux axes qui m’ont nourrie, enfant, adolescente et qui m’ont conduite à mener ces études-là.
Mon père connaît bien François Cheval et je me rappelle qu’adolescente, nous étions allés visiter le musée Nicéphore Niépce avec François, qui est un personnage quand même assez haut en couleur et qui nous avait ouvert aussi les réserves. C’était vraiment une première expérience de découverte du monde muséal et de la photographie. Ce qui m’intéressait, c’est que certes, la photographie était une expression artistique, mais c’était aussi une expression qui irriguait beaucoup d’autres champs : la publicité, les sciences et la littérature, enfin le livre imprimé. Ça me semblait être un art, une expression, un médium très singulier, justement en raison de cette polysémie-là.
De fil en aiguille, je me suis spécialisé par mes travaux de recherche en photographie. J’ai fait mon mémoire de Master 1 sur Joan Fontcuberta. Mon père étant d’origine espagnole, j’avais un attrait particulier pour la photographie espagnole. J’avais découvert le travail de Fontcuberta, que je trouvais très intéressant, très drôle et en même temps stimulant parce qu’il portait un regard sur la photographie et ce que la photographie, pas simplement plastiquement, mais sociétalement, sociologiquement, pouvait porter. Puis, j’ai fait mon mémoire de Master 2 sur la question de la peinture chez Joel-Peter Witkin et Jeff Wall entre autres. Après j’ai fait une petite pause pour préparer le concours de conservateur. En même temps, j’ai rencontré Michel Poivert. Je m’étais dit que si le concours de conservateur ne portait pas ses fruits, je pourrais continuer dans le champ de la recherche. Je lui ai proposé un sujet sur la photographie espagnole post-franquiste, ce qu’il trouvait intéressant parce que c’était un aspect peu étudié. Il y a finalement assez peu de jeunes chercheurs en histoire de la photographie qui vont sur le terrain européen – ils ont plus d’attrait pour les Etats-Unis et un petit peu plus pour la photographie française aujourd’hui – à l’inverse des chercheurs civilisationnistes, en l’occurence ici, les hispanophones qui interrogent aussi l’image dans leur enseignement culturel plus large.
J’ai préparé le concours en 2007. Michel m’avait dit à l’époque: « Je vous prends en thèse, il n’y a pas de problème. Je vous souhaite quand même de réussir le concours de conservateur parce que c’est compliqué la recherche : il y a beaucoup de prétendants et peu d’élus. » J’ai eu le concours en 2008 et soutenu mon doctorat en 2017 : c’était long mais je suis heureuse d’avoir pu mener à terme cette recherche qui me tenait à cœur !
Revenons à Joan Fontcuberta, vous avez fait allusion à une photo qui vous a marqué : un autoportrait sur un vélo.
Oui, pour moi, cette photographie est très intéressante. C’est un étrange autoportrait intitulé : « Ce fut difficile de dire : me voici » daté de 1975, quelques mois avant la mort de Franco. On y voit un Fontcuberta cycliste qui pédale avec ardeur, mais dont les jambes invisibles laissent voir le lierre sur le mur du fond, lierre que l’on peut interpréter comme le symbole de l’entrave à toute liberté d’expression. C’est un montage photographique qui est aussi une relecture de l’héritage surréaliste que le régime franquiste avait complètement passé sous silence. Les avant-gardes ibériques avaient été écrasées par Franco qui valorisait l’image d’une Espagne éternelle, dans une esthétique très pictorialiste. Fontcuberta, avec d’autres par la suite, au sein des revues Nueva Lente puis Photovision, se sont réappropriés cet héritage-là. Ils étaient autodidactes, Fontcuberta a découvert la photographie au lycée et s’est construit sa propre culture photographique. Ils étaient à la fois photographes mais aussi historiens de la photographique de leur propre pays. Je trouve qu’on le retrouve bien dans son travail. Ensuite, il y a toute la série Herbarium que j’aime beaucoup. C’est un hommage à Karl Blossfeldt et aux herbiers photographiques qu’il pouvait réaliser. Fontcuberta réalise des plantes fantasques, fantaisistes, à partir de rebuts. Il y avait aussi cette façon d’affirmer la présence d’une photographie espagnole par rapport à une scène européenne qui était très polarisée sur l’Allemagne, l’Angleterre et la France. Tout ça m’intéressait.
Quel a été votre premier poste ?
J’ai eu mon concours en 2007 et j’ai intégré l’Institut national du patrimoine en 2008. C’est 18 mois de formation avec différents stages en France et à l’étranger. Mon premier poste, en 2009, c’était au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg où je suis restée cinq ans. J’étais en charge de la collection d’art moderne et de photographie. C’est un musée très riche avec les œuvres notamment, pour l’art moderne, de Hans Arp,Sophie Taeuber-Arp, tout le mouvement De Stijl et en matière de photographie, l’héritage de Charles David Winter, d’Adolphe Braun et du fait des vicissitudes de l’Histoire, un certain nombre de photographes allemands comme Albert Renger-Patzsch, August Sander etc. Pour la photographie contemporaine, la collectionneuse Madeleine Millot-Durrenberger a joué un rôle fondamental et puis j’ai eu la chance d’organiser là-bas l’exposition de la donation du photographe Patrick Bailly Maître Grand, un photographe d’une grande fantaisie et d’une exigence technique incroyable, maître notamment du daguerréotype contemporain.
C’était assez complémentaire de vos études finalement et de votre intérêt pour la photo espagnole. Vous reveniez à une photo européenne.
C’est vrai que Strasbourg est une ville carrefour pour l’Europe et au MAMCS, il y a eu de nombreux partenariats avec la Suisse et l’Allemagne notamment. Avoir un poste dans un grand musée en région m’a appris qu’il est important de veiller au bon équilibre des dimensions régionale, nationale et européenne voire internationale, pour créer une dynamique précieuse dans un territoire, et ça a été très enrichissant. Mais il est vrai qu’au bout de cinq ans, j’avais envie d’un poste plus en phase avec ma spécialité en histoire de la photographie et quand il y a eu l’opportunité à la BnF, j’ai sauté sur l’occasion parce que la collection photographique de la BnF, c’est un peu le Graal quand même! Il y a une telle richesse en terme de pratiques photographiques, d’aires géographiques, et toujours des choses à découvrir, c’est incroyable! Ça fait huit ans que je suis là, que je m’occupe de la collection et des expositions pour la photographie contemporaine et je n’ai pas vu le temps passer à vrai dire ! Cela tient également beaucoup à la merveilleuse équipe du service de la photographie, les gestionnaires de collections, le magasinier photo, mes collègues conservatrices, Flora Triebel et Dominique Versavel, mais aussi à la directrice du département Sylvie Aubenas, tous mus par un enthousiasme et une passion sans faille pour et au service de la photographie !
On compte six millions de photos dans les collections de la BnF ?
On devrait même dire 7 millions parce qu’en fin de compte, depuis huit ans, on a fait rentrer énormément de collections. Là, on va intégrer 2 000 tirages avec la grande commande « Radioscopie de la France ». Il y a également des donations à venir. On parle de fonds photographiques avec 2 000, 4 000 tirages qui arrivent, c’est fantastique ! La richesse de la collection de la BnF s’est constituée en partie grâce au dépôt légal et surtout pour la photographie contemporaine, grâce à l’action de Jean-Claude Lemagny, cette figure tutélaire à la fois conservateur à la BnF (1968-1996), critique, historien, mais aussi cheville ouvrière du Festival d’Arles, des Cahiers de la photographie, un homme très proche des photographes, curieux de toutes les pratiques et dont la porte à la BnF était toujours ouverte.
On essaie de conserver cet héritage d’une hospitalité à l’égard de tous les photographes, assez propre à la BnF je pense. Nous sommes très sollicitées avec mes collègues à la BnF mais cela fait partie de notre métier de rencontrer des photographes, des ayants-droits aussi et c’est d’ailleurs un des meilleurs côtés de la profession. En fonction des possibilités dans mon agenda, je rencontre à mon bureau une dizaine de photographes par mois, ce sont des lectures de portfolios gratuites, parce qu’on est aussi une institution publique et ça, j’y tiens, il faut être accessible. Je reçois des photographes qui travaillent sur le territoire français, mais aussi des photographes internationaux. Je regarde leur travail, on dialogue, et l’échange peut donner lieu à des projets d’acquisition, à des projets d’expositions ou des lettres de recommandations quand je suis convaincue par la qualité des propositions bien sûr.
En matière d’expositions, j’ai eu la possibilité d’organiser plusieurs expositions monographiques à la faveur de dons importants comme celles de Denis Brihat (2019) ou Josef Koudelka (2021) mais c’est vrai que j’ai tendance à privilégier les expositions collectives et donc thématiques pour montrer aussi la richesse de nos collections et celle des productions des photographes (Paysages français en 2017 par exemple ou L’Epreuve de la matière en préparation pour octobre 2023).
Que représente pour les photographes le fait d’entrer dans les collections de la BnF ?
Je ne peux pas parler au nom des photographes, mais de ce que j’ai pu observer, c’est que chez eux, il y a une certaine fierté d’entrer dans des collections publiques nationales. C’est quand même une forte reconnaissance du travail, légitimée aussi par l’histoire multi-séculaire de l’institution et l’expertise des scientifiques qui gèrent les collections et vont donner une visibilité à leurs photographies.
Par ailleurs, c’est aussi la possibilité pour certains photographes d’avoir une sérénité quant à la pérennité de leur œuvre qui, intégrée à la collection publique, devient inaliénable. L’inaliénabilité est une des grande vertus du patrimoine en France : une œuvre, entrant dans les collections publiques est conservée pour l’éternité, ce qui n’est pas le cas, par exemple aux États-Unis, où des musées se séparent régulièrement d’œuvres pour pouvoir continuer à faire des acquisitions. Si l’on revient à la conservation des fonds photographiques, il est vrai que nous restons un peu contraints actuellement sur l’accueil des négatifs par exemple dont on a dû externaliser la conservation et ça nous empêche parfois de proposer une réponse adéquate à certains photographes soucieux d’une réponse globale pour la conservation de leurs fonds. Mais on va avoir à l’horizon 2028, un site de conservation sur Amiens qui permettra à la BnF d’accueillir entre autres davantage de négatifs.
Enfin, la BnF est à la fois un musée et une bibliothèque et en cela, elle octroie davantage d’accessibilité aux fonds conservés grâce à sa salle de lecture qui vient compléter les salles d’expositions permanentes et temporaires. On a des étudiants, des chercheurs et des historiens qui viennent du monde entier, qui écrivent l’histoire de la photographie de demain et sont accueillis dans notre salle de lecture. A partir du moment où vous avez une carte de lecteur en poche, vous pouvez venir consulter des tirages originaux de Diane Arbus ou d’Henri Cartier-Bresson par exemple. C’est plutôt merveilleux non ?
Cette dimension de recherche et d’ouverture est importante.
Une bibliothèque c’est souvent, on le dit, la première porte d’entrée à la culture avant même le musée. Il y a une vraie accessibilité aux collections, une question de proximité aussi avec la photographie originale qui dans nos sociétés de plus en plus dématérialisées est une vraie plus-value.
J’aimerais éclaircir avec vous la notion du dépôt légal. Je connaissais le dépôt légal pour les livres, mais je ne savais pas qu’il y avait eu une obligation depuis 1925 pour toute production rendue publique.
Absolument. Le dépôt légal existe pour le livre, la musique, l’audiovisuel, les estampes, les affiches, l’imagerie et la photographie. Pour la photographie, c’est le cas depuis 1925 et il y a un texte de loi qui réaffirme en 1943, la nécessité pour les photographes actifs en France de déposer, d’abord en deux exemplaires et maintenant en un exemplaire, un tirage à partir du moment où il a été rendu public.
À la BnF, on a constitué beaucoup de nos collections contemporaines grâce à cette obligation de dépôt légal. Jean-Claude Lemagny a réussi à convaincre de nombreux photographes de faire leurs dépôts légaux, de son entrée à la BnF en 1968 à son départ en 1996. Il y avait beaucoup de photographes qui faisaient leurs propres tirages à l’époque et ça ne leur coûtait pas grand-chose de faire un tirage en plus pour la BnF. La question de la reproductibilité, pourtant constitutive du médium, était aussi moins problématique qu’actuellement.
Aujourd’hui, c’est beaucoup plus compliqué : le dépôt légal pose de nombreuses questions du fait notamment de l’entrée de la photographie sur le marché de l’art, du prisme artistique, plastique qu’on associe exclusivement au tirage coûteux, numéroté, parfois unique, encadré, et qui est celui que les musées acquièrent de façon onéreuse. Il y a des photographes qui refusent tout simplement de faire leur dépôt légal, d’autres qui veulent bien le faire mais n’en ont pas toujours les moyens. Il existe bien au niveau ministériel des moyens coercitifs avec des amendes, etc… mais je trouve cela délicat d’en arriver à de telles extrémités étant donné la vision qu’on peut avoir de l’état actuel de la profession et du marché.
On a aussi quelques éditeurs ou tireurs qui font également le dépôt légal des portfolios réalisés avec l’autorisation de l’auteur. C’est le cas par exemple du tireur Guillaume Geneste qui dans le cadre de sa collection d’éditeur-tireur « Tiré à part » nous a proposé en dépôt légal le portfolio « Avec le mot silence » qu’il avait produit pour Denis Roche. C’est ainsi qu’on a pu intégrer pour la première fois des tirages de Denis Roche à nos collections et ce dépôt légal sera complété cette année d’une magnifique donation d’une centaine de tirages de Denis proposée par sa veuve, Françoise Peyrot-Roche.
Je pense qu’il y a une méconnaissance de la loi par les photographes.
Il y a des photographes qui acceptent le dépôt légal, qui le connaissent, d’autres qui ne le connaissent pas et que j’essaie de convaincre. J’essaye de valoriser ce dispositif du dépôt légal, de dire qu’on peut également faire du dépôt légal rétrospectif si cela est trop problématique de le faire au fil de sa production. Ça a été le cas, par exemple, avec Jean-François Reverdot, qui, peu de temps avant sa mort en 2020, souhaitait faire un dépôt légal à la BnF de toutes ses séries produites entre 1990-2010.
Certains photographes sont rétifs face à ce dispositif qu’ils jugent trop contraignant, et qui préfèrent opter pour celui de la donation, qu’ils trouvent beaucoup plus attractif et gratifiant. Pourtant, je crois qu’il est important de souligner que ce sont des démarches complémentaires.
Il y a par ailleurs une ambiguïté sémantique du terme « dépôt » qu’il ne faut confondre avec le dépôt en musée où le photographe met en dépôt des oeuvres qu’il peut récupérer quand il le souhaite. C’est différent.
Une des vertus du dépôt légal est aussi qu’il s’adresse à tous les photographes professionnels et pas seulement à un petit nombre. C’est pour ça qu’historiquement il a une valeur qui dépasse la simple question du goût des chargés de collection. Grâce au dépôt légal ont ainsi été intégrées des photographies de mode mais aussi de la photographie de presse. On a eu pendant très longtemps des accords avec plusieurs agences de presse dont l’Agence France Presse qui déposait des tirages de ses photographes. C’était une façon de conserver la mémoire de l’actualité.
Cela signifie donc que dès qu’une photo est publiée, elle doit faire l’objet d’un dépôt légal ?
Normalement, en effet, elle tombe sous le coup du dépôt légal. Aujourd’hui, beaucoup de choses sont diffusées numériquement et les grosses agences de presse ont leur propre base de conservation de données, déposer des fichiers numériques à la BnF les intéresse donc moins. En revanche, pour certaines agences de taille plus modeste, archiver des fichiers de leurs photojournalistes sur les bases de données de la BnF comme Gallica peut être une opération très intéressante d’autant qu’on est en train d’essayer d’optimiser le circuit pour le dépôt légal numérique.
C’est une bonne chose.
Oui, on est en train de mettre en place des accords avec un certain nombre de partenaires, d’agences, pour le dépôt légal numérique par flux, donc automatisé. Un robot viendra moissonner divers fichiers numériques pour les indexer ensuite sur la base Gallica de la BnF. Il y aura une veille, comme pour le dépôt légal du web (DLweb) qui garde en mémoire les pages du Web français sur le site de la BnF. Ça nous permet d’aspirer aussi avec différents clics de profondeur des publications en ligne de référence sur l’actualité de la photographie comme 9 Lives ou encore L’Intervalle, le blog du critique Fabien Ribéry .
Pour le dépôt légal numérique, il serait illusoire de se dire qu’on va pouvoir conserver toutes les productions photographiques numériques publiées. Avec les réseaux sociaux, Instagram que les photographes professionnels utilisent beaucoup, c’est exponentiel. On essaie donc de réfléchir, à échantillonner, à garder la substantifique moelle de la production d’un photographe. La représentativité, oui, l’exhaustivité, non. C’est aussi une nuance qu’on peut apporter par rapport au dépôt légal qui peut sembler être une sorte d’aspirateur global assez effrayant.
Je trouve que c’est très important d’en parler et de dire aux photographes que c’est dans leur intérêt aussi que ça a été créé. On est une institution publique, on n’a pas vocation à faire de l’argent sur les fonds. On est là pour mettre les photographies à disposition du plus grand nombre. On conserve la mémoire des photographes d’un pays. Puis, tout ce qui peut arriver par d’autres biais. On a beaucoup de dons de photographes internationaux, parce que ça les intéresse d’avoir une représentativité dans une institution telle que la BnF qui a une valeur au-delà de la France, à l’international.
Le dépôt légal est donc détaché de la valeur marchande ?
En effet, on a de nombreux photographes qui font leurs dépôts légaux en indiquant au verso de leur tirage : » tirage spécial BnF » parce qu’ils savent qu’ils ne sortiront jamais des collections. Le tirage ne rentre pas alors dans la « numérotation galerie » et ainsi ni le photographe ni sa galerie ne sont lésés dans l’opération.
C’est plutôt à l’international que les acquisitions se font ?
Pas seulement. Comme je l’ai expliqué, pour certains photographes, cela représente des contraintes financières importantes de faire un beau tirage pour le déposer à la BnF. C’est pourquoi certains des achats faits aux photographes qui travaillent en France servent aussi à payer la production des tirages. J’achète aussi à des photographes internationaux, mais à l’international comme en France d’ailleurs, beaucoup de ces achats sont assortis de dons.
C’est un équilibre.
Exactement, avec des contraintes budgétaires qui sont de plus en plus complexes. On sait que, comme partout, 2023 sera une année difficile.
Peut-on avoir un ordre d’idée du budget dédié aux acquisitions ?
Oui, c’est entre 60 000 et 80 000 euros annuels. On peut estimer que c’est peu mais la BnF s’engage par ailleurs dans la conservation de plusieurs millions de photographies ce qui est aussi un investissement non négligeable chaque année. Et puis si la BnF est une institution très volontariste en matière de photographie, n’oublions pas qu’elle abrite d’autres départements patrimoniaux qui doivent également enrichir leurs collections, les conserver et les valoriser. Comme toujours c’est un équilibre à trouver dans un contexte budgétaire globalement contraint. Cela étant soutenir la photographie et ses acteurs, on l’a bien vu pendant la pandémie, demeure très important en France : la grande commande photographique « Radioscopie de la France » voulue par le Ministère de la Culture et opérée par la BnF en témoigne. Beaucoup dans le monde nous envie ce type d’initiatives qui permettent en un même mouvement d’aider les photographes à produire leurs images et d’enrichir les collections publiques.
En presque dix ans, il y a donc un million de photos supplémentaires qui ont enrichi la collection. Ça fait une moyenne de 100 000 photos par an à peu près.
À peu près. Ce chiffre concerne toutes les entrées photographiques du 19ᵉ au 21ᵉ siècle et l’ensemble des phototypes (planches-contacts, tirages…). Par exemple, si je prends les fonds dernièrement entrés à la BnF, il y a le fonds de Gladys, qui est une photographe qui a débuté dans la mode et qui a développé ensuite des projets personnels. Le fonds représente près de 2 000 tirages. En ce qui concerne le fonds Kate Berry, entre sa production de portraitiste, la mode, la publicité, le travail personnel, on compte aisément 3 000 tirages. Lorsqu’on a fait le sauvetage du collectif du bar Floréal en 2015, on a fait rentrer 5 000 tirages d’un coup. Il y a des fonds qui nous arrivent et là, je parle juste pour le contemporain, les problématiques sont les mêmes pour le 20ᵉ et pour le 19ᵉ siècle.
Pour la conservation des fonds photographiques, on essaie aussi de travailler en synergie avec d’autres institutions. Je reste convaincue, avec mes collègues du service de la photographie, que l’œuvre d’un photographe est d’autant plus valorisée et visible qu’elle est conservée dans deux ou trois institutions qui deviendront des lieux de références pour sa production. Il faut alors travailler la complémentarité de ce qui est conservée chez l’un comme chez l’autre. Il faut accompagner les photographes pour qu’ils comprennent que cette stratégie est plus avantageuse sur le long terme à l’inverse de celle qui consiste à mettre tous ses oeufs dans le même panier, si je puis dire. Par exemple, on travaille assez régulièrement avec Sylvain Besson au musée Nicéphore Niépce qui conserve par exemple une partie du fonds Kate Berry également. On opte aussi pour cette synergie avec le Centre Pompidou et d’autres institutions, ce qui permet aux photographes d’avoir une visibilité sur l’ensemble du territoire.
Comment sont calculés les droits d’auteur des œuvres qui sont diffusées ?
Exposer un photographe n’est pas une faveur qu’on lui fait, même si on lui octroie une visibilité. Il faut le rémunérer à sa juste valeur, comme d’autres artistes le sont par ailleurs.
Sur la question des droits d’auteurs, il y a eu plusieurs rapports : celui de Francis Brun-Buisson, puis de Bruno Racine et plus récemment celui de Laurence Franceschini. Tous trois convergeaient vers la nécessité de rémunérer les photographes qui étaient exposés dans les institutions, les centres d’art, les festivals, etc. À la BnF, nous suivons ces préconisations depuis un peu plus de quatre ans maintenant. On rémunère les photographes que l’on expose, selon les préconisations (le barème ministériel et le barème des sociétés de gestion de droits d’auteur), c’est-à-dire entre 100 et 150 euros par photographe, dans le cadre d’une exposition collective, celle que l’on privilégie à la BnF, à l’instar de manifestations telles que « La Photographie à tout prix » sur les lauréats des prix photographiques dont la BnF est partenaire (Prix Niépce, Prix Nadar, Prix du Tirage, Bourse du talent). Dans le cadre d’une exposition monographique, c’est 1 000 euros. Pour la grande commande photo, on a intégré les droits de représentation et de reproduction au budget de 22 000 euros alloué aux photographes.
Je suis favorable à ces préconisations bien évidemment mais il faut aussi garder en tête ce que cette ambition vertueuse implique en termes institutionnels. Ce qui interroge par exemple c’est que dans le contexte de budgets d’exposition contraints, on ne pourra pas toujours exposer tous les photographes que l’on souhaite puisqu’une exposition collective présentant par exemple les œuvres de 200 photographes représente pour le paiement des droits un poste important de plus de 20 000 euros.
Est-ce que vous faites la distinction entre les photographes pour lesquels il y a eu une acquisition, et ceux qui ont fait un don par exemple ?
C’est vrai qu’on pourrait se dire que pour les œuvres qu’on a achetées il y a peu, il pourrait y avoir des assouplissements si celle-ci est exposée dans la foulée.Quand un photographe donne ou qu’il fait son dépôt légal à la BnF, c’est un acte généreux qui appelle une réponse différente.
Toutefois, je souhaite rappeler qu’il est important de prendre conscience du coût qu’engage une institution publique pour la conservation des œuvres photographiques. J’avais lu une étude qui disait que conserver une photographie coûtait en moyenne entre trois et cinq euros par item avec un taux d’hygrométrie constamment contrôlé et des températures qui ne doivent pas dépasser les 18 degrés. Cela représente également un coût de mettre à disposition du personnel qualifié pour traiter un fonds, l’organiser, le cataloguer, l’estampiller, lui donner une visibilité. Quand on rapporte ce chiffre aux sept millions de photographies de la BnF, on se rend compte de ce que cela peut représenter de conserver des collections dans de bonnes conditions.
Dans le cadre de festivals qui n’ont pas ces impératifs que peuvent avoir les institutions qui conservent de la photographie, ça me semble logique, pour peu qu’ils soient payants aussi, que la question de la rémunération des auteurs soient posée différemment. Mais nombreux sont les festivals et centres d’art, notamment au sein du réseau Diagonal, qui respectent ces préconisations à la lettre et les ont même parfois devancées.
Lors d’un précédent entretien pour Fisheye vous disiez que vous vous considériez comme une défricheuse.
Oui, cela fait partie intégrante de mon métier de rencontrer des photographes, de garder l’œil curieux et ouvert. Je vais dans les galeries, les musées, dans les foires, les festivals, fais des visites d’atelier et rencontre les photographes qui le souhaitent à mon bureau de la BnF Richelieu. J’aime à rappeler que tout photographe est légitime à franchir les portes de la BnF. Tant qu’on est photographe, autodidacte ou ancien élève d’une grande école de photographie, qu’on a constitué une oeuvre dont on sent qu’elle peut être montrée, alors on est le bienvenu. Mais je dois reconnaître que même si j’essaie de rester disponible et ouverte, il ne m’est pas toujours possible de rencontrer tous ceux qui me sollicitent, pas par désintérêt mais par manque de temps surtout.
Quand on s’occupe d’une collection comme celle de photographie contemporaine de la BnF dont l’histoire remonte à la fin des années 1960, on hérite d’une collection dont nos prédécesseurs ont contribué à constituer des lignes de forces qu’il faut continuer d’enrichir. Qui dit bibliothèque dit universalisme et encyclopédisme et il y a donc une diversité de ces lignes de forces qui concernent aussi bien la question des pratiques et styles photographiques que celles des aires géographiques.
Ainsi, on regarde le fait photographique dans sa globalité et on conserve à la fois de la photographie scientifique, de presse, de mode, artistique, d’auteurs ou vernaculaire.
Sur les thématiques, c’est pareil. On a tous les genres canoniques : portraits, paysages, de l’histoire de l’art à l’histoire de la photographie. Quand j’ai pris mon poste à la BnF en 2014, j’ai relu l’ouvrage écrit par Lemagny : « La matière, l’ombre, la fiction : la photographie contemporaine à la BnF ». C’est devenu un peu ma feuille de route! La réflexion sur l’ombre a permis en partie d’aboutir à l’exposition » Noir et blanc : une esthétique de la photographie » conçue avec mes collègues Sylvie Aubenas, Flora Triebel et Dominique Versavel qui sera présentée en 2023 à la BnF et évoque nos trésors de la photographie monochrome du XIXè à nos jours. La question de la matérialité photographique chère à Lemagny va donner lieu à une autre exposition pour 2023 à la BnF toujours : » L’épreuve de la matière « . De la réflexion sur la fiction découle un autre projet que je porte sur les liens entre photographie et littérature.
Au niveau géographique, puisqu’on est une institution nationale, on se doit d’abord de bien représenter la production des photographes qui travaillent sur notre territoire, qu’ils soient Français ou résidents actifs en France. Mais on conserve aussi des chefs-d’œuvre de la photographie américaine, japonaise, européenne. La collection de photographie contemporaine c’est aussi très tôt ouverte, notamment grâce à Jean-Claude Lemagny, à ce que l’on nomme désormais « l’extra-occidental ». Je n’aime pas trop cette terminologie, mais elle demeure d’un usage commode. Jean-Claude Lemagny a ainsi beaucoup acheté, par exemple en Amérique latine et les photographes latino-américains ont beaucoup donné pour nos collections. J’ai fait quelques recherches récemment en faveur d’une conférence à la Maison de l’Amérique latine sur nos collections de photographie latino-américaine contemporaine qui sont d’une richesse sans équivalent. Nous possédons de nombreux tirages de photographes mexicaines comme Graciela Iturbide ou Flor Garduño, argentins (Oscar Pintor, Paula Luttringer…), vénézuéliens (Paolo Gasparini, Anabell Guerrero…), chiliens (Sergio Larrain, Sergio Purtell) et péruviens (de Martin Chambi pour les débuts du XXème siècle à Lorry Salcedo-Mitrani et Fernando La Rosa pour la période actuelle…) Je continue donc à alimenter ces divers axes en mettant par exemple davantage l’accent sur la photographie brésilienne contemporaine à la faveur d’un partenariat avec le galeriste Ricardo Fernandes et d’un mécénat de la société Métropole, dont la directrice, Denise Zanet est franco-brésilienne, qui nous permettent de faire des acquisitions auprès de photographes brésiliens contemporains. De même grâce à un partenariat de longue date avec Didier de Fays de la Bourse du talent et les laboratoires PICTO, on a pu intégrer aux collections un certain nombre de photographes internationaux, chinois, marocains etc. J’essaie aussi de développer en fonction de ce que mon budget me permet, des acquisitions d’oeuvres de photographes cambodgiens ou d’autres pays du Mékong dont l’histoire a été liée un temps à celle de la France: j’ai ainsi acquis le portfolio de Philong Sovan « in the city by night » édité par Immanences éditions avec un texte liminaire de Christian Caujolle qui, lui, est depuis plusieurs années le directeur artistique du festival Photo Phnom Penh.
Il y a une influence.
Il y a une influence, une histoire qui lie le Cambodge à la France. C’est le cas aussi de bien d’autres pays, anciennes colonies françaises, comme l’Algérie par exemple. Certains photographes français – Antoine d’Agata, Bruno Boudjelal… – y sont invités et certains photographes cambodgiens ou algériens – Sophal Neak, Farouk Abbou.. sont exposés en France. Il est important de montrer ce lien, ces passerelles que la photographie contribue à créer, notamment parce que beaucoup de nos concitoyens sont héritiers d’une double culture.
C’est le cas également pour la photographie de l’Afrique subsaharienne. Aujourd’hui, acheter des Malick Sidibé et des Seydou Keïta, très cotés sur le marché de l’art, nous est impossible. J’ai néanmoins souhaité intégrer à la collections les œuvres d’une jeune photographe malienne, Fatoumata Diabaté, qui vit et travaille entre Bamako et Montpellier, à la faveur d’une commande d’une quinzaine de portraits de groupes des personnels de la BnF que nous lui avons passée à l’occasion de la réouverture du site Richelieu.
On en arrive aussi à un sujet que je voulais aborder avec vous, il s’agit de la grande commande photographique, puisque, depuis quelques mois, elle est au premier plan des discussions des photographes.
Pouvez-vous m’expliquer sa genèse ?
Après la mission de la DATAR, la question de la commande publique a été majoritairement gérée par le CNAP qui est l’institution incontournable pour la commande aux artistes. La grande commande « Radioscopie de la France : regards sur un pays traversé par la crise sanitaire » est née du fait que la France a fait le choix d’octroyer à la culture une partie de l’aide du plan de relance voté par la commission européenne au moment de la pandémie. La commande s’inscrit dans un vaste plan presse qui vise à aider les journalistes, les pigistes, mais aussi les photographes qui travaillent pour la presse. La Direction générale des médias pour le ministère de la Culture, a été le financeur, puisque ce sont eux qui instruisent ce vaste plan presse. Ils avaient pris l’attache de Marion Hislen à l’époque déléguée à la photographie au sein de la Direction générale de la création artistique qui nous a contactés : elle savait que la BnF était une institution de référence pour la photographie de presse, du fait des nombreux fonds d’agences qu’on conserve depuis le XIXème siècle. On était légitime par rapport à cet héritage, et nous conservions aussi depuis la fin des années 1980 tous les tirages de la mission photographique de la DATAR qui visait à renouveler le regard sur le paysage français. Voilà donc pourquoi la BnF a été désignée l’opératrice de cette commande et en gère depuis tous les aspects scientifiques et logistiques et je tiens ici à saluer le travail formidable d’Emmanuelle Hascoët, chargée de mission sur la grande commande qui accompagne quotidiennement les 200 lauréats ainsi que celui de tous les collègues des services financiers et juridiques.
Je voulais aussi rappeler que la commande « Radioscopie de la France » est intervenue dans un contexte de double crise : celle de la pandémie qui a beaucoup affecté les conditions de vie des photographes travaillant pour la presse et celle du photojournalisme, qui est une crise un peu ancienne, remontant au moment où le numérique est devenu l’outil privilégié pour la production et la diffusion des images de presse.
Avec l’avènement du numérique et la possibilité offerte à tout témoin d’un événement de devenir photographe et de diffuser ses images, il y a une chute drastique des commandes, une perte de contrôle dans la diffusion des images des photojournalistes qui n’étaient parfois plus crédités et payés alors que leurs images se retrouvaient partout sur le web, et enfin une vraie difficulté à faire entendre la plus-value du regard d’un photographe professionnel par rapport à celui d’un amateur. Ce dernier point me tient vraiment à cœur. Je suis un dinosaure en termes de technologie. Je ne suis sur aucun réseau social, j’ai un vieux téléphone portable. En revanche, je regarde les images et je crois pouvoir dire que, la photographie produite par un professionnel n’a rien à voir avec celle d’un amateur qui va être dans une immédiateté de l’instant et des réseaux sociaux, mais qui ne va couvrir l’événement, qui n’aura pas la profondeur du regard d’un photographe de presse, qui lui, sera riche de la couverture de plusieurs événements et conflits. Il saura faire l’image qui donne l’information et l’émotion nécessaires pour créer un impact dans les consciences. C’est cette plus-value du regard du professionnel que j’ai aussi défendu lors de l’exposition des photographes de l’agence NOOR, présentée à la BnF au printemps cette année. C’était une exposition avec une donation importante d’une soixantaine de tirage de l’agence. La BnF est une des rares institutions publiques à poursuivre cette valorisation de l’image de presse.
J’aimerais avoir votre ressenti sur l’accueil qu’ont fait les photographes, puisque j’imagine qu’à l’annonce de 200 lauréats, avec l’enveloppe de 22 000 euros octroyée à chacun, c’était un peu inespéré.
C’est vrai qu’une commande publique occasionne beaucoup de désirs, de convoitise et 200 lauréats, c’est à la fois beaucoup pour certains et pas assez pour d’autres! Pour la mission de la DATAR, dont le budget était différent rappelons-le, il y a eu 29 photographes pour cinq ans de mission. Les photographes ont été très heureux de l’annonce de cette commande publique qui rappelons-le n’est pas une subvention qui vise à être dans une équité parfaite, mais s’inscrit dans un projet, en l’occurrence, celui d’une radioscopie de la France, pays traversé par la crise sanitaire.Et en effet, on vit aujourd’hui avec le virus, on s’y est adapté mais plus largement la question posée par la commande était celle d’une France d’après Covid qui n’était plus la France d’avant.
Cette commande a sans doute cristallisé un certain nombre d’attentes et certains n’ont pas compris pourquoi untel se retrouvait dans la grande commande plutôt qu’elle ou lui mais nous avons sélectionné les lauréats en deux sessions avec à chaque fois un jury différent, dont les membres avaient des profils variés : rédacteurs photographiques des journaux Le Monde, Libération, des magazines Télérama, 6Mois ou XXI, directeurs d’institutions, photographes, historiens. On était à chaque fois une vingtaine de personnes. La question de l’entre-soi est assez vite évacuée, puisqu’un entre-soi en désamorce un autre quand on est aussi nombreux. On a toujours sélectionné des photographes qui nous montraient qu’ils avaient collaboré avec la presse. C’était le critère essentiel. Il n’y a pas un seul photographe qui n’a pas collaboré avec la presse dans l’année où il a postulé. En revanche, il est vrai qu’aujourd’hui, les photographes qui collaborent avec la presse ont plusieurs profils, certains d’entre eux parlent de « stratégie visuelle » diversifiée. C’était important aussi de témoigner de cette variété.
Ils ont en effet des profils différents.
Oui, des profils variés qui témoigne de l’évolution d’une profession. Je cite toujours les propos du photographe Samuel Bollendorff qui témoigne de ce parcours : il dit que quand il a commencé à photographier pour la presse dans les années 90, il était photo-reporter, qu’après, il est devenu photojournaliste, et que maintenant, il se présente davantage comme un documentariste-auteur. Sa pratique photographique s’en est trouvée également modifiée – passant de la « pure » photographie au webdoc – de même que les circuits de diffusion de ses images qui ne se cantonnent plus seulement aux journaux. Certains déplorent sans doute cette évolution, mais c’est une réalité avec laquelle il faut composer aujourd’hui. On avait à cœur de pouvoir aussi montrer cette diversité du paysage de la photographie de presse et la cohabitation au sein de la commande d’écritures « traditionnelles » d’un photojournalisme historique, peut-être plus illustratif dans sa façon d’aborder un sujet, et d’autres écritures moins frontales, plus poétiques, en atteste. Les façons d’informer et donc de donner une forme au sujet étudié sont désormais multiples. Le recours à telle ou telle modalité de prise de vue, plus inattendue, peut amener à une meilleure prise de conscience de l’événement et c’est ce qui importe au fond. On peut citer par exemple Antoine d’Agata qui avait opté pour la caméra infrarouge lors de ses premières images de la pandémie en 2020. C’est une stratégie visuelle parmi d’autres. Une bonne photographie de presse attire notre attention, elle amène une profondeur, une réflexion critique, elle ne fait pas que relater l’événement.
On sort de la représentation purement photojournalistique.
Exactement. Dans les 200 photographes, on a un panel assez représentatif de cette variété d’exercice de la profession de photographe de presse. Avoir cet instantané-là, c’est ce qui nous plaisait. Parce qu’historiquement, dans 30 ou 40 ans, quand on regardera la grande commande, on verra si les choses ont vraiment changé, évolué. On verra si on est toujours dans cette diversité de profils ou si un profil a finalement supplanté l’autre. L’avenir nous le dira. On est là pour ça.
Le choix du terme « radioscopie », qui fait référence à l’univers médical et scientifique, était-il une manière d’affirmer la mission de recherche de la commande ?
Oui d’une certaine manière. Ce qui nous intéressait, c’était de donner au photographe la possibilité de réaliser un sujet au long cours, là où une commande pour la presse demande souvent une réactivité et un temps court. Un sujet au long cours implique d’avoir un temps de recherche. Tous les photographes qui travaillent dans la presse nous disent que c’est le temps qui manque. Là, on leur a donné les moyens de prendre leur temps.
Certains ont déjà vendu leurs sujets à la presse, qui n’a plus à prendre en charge la commande, puisqu’on l’a fait, mais qui se doit de rémunérer les photographes qu’ils publient. C’est un cercle vertueux. Sandra Mehl, Camille Millerand, Samuel Gratacap ont publié dans Le Monde récemment avec des images de la grande commande. C’est important. Ça plaît aussi à la presse de puiser dans des sujets qui sont extrêmement variés : Sandra Mehl a travaillé sur l’amour dans les cités, par exemple, Camille Millerand, sur les métiers que font les sans-papiers, Samuel Gratacap sur le rapport des jeunes au droit de vote en France.
L’idée du journal de bord est très intéressante.
Pour peu que les photographes jouent le jeu et donnent à voir les coulisses de la production de leurs sujets! C’est intéressant les échanges qu’on a pu avoir avec Emmanuelle et les photographes autour de ces carnets de bord. Je ne sais si cela contribue à mythifier ou à démystifier la profession mais ce qui est certain c’est que cela montre l’investissement que requiert le métier de photographe de presse, la persévérance aussi : il faut demander des autorisations. On ne les a pas toujours. Il faut alors trouver d’autres manières d' »angler » le sujet comme on dit. Les journaux de bord montrent qu’il y a des lourdeurs administratives pour la réalisation des sujets, des aléas de matériel, des photographes dont les appareils ont été cassés ou volés. Il y a toutes ces difficultés rappelle qu’être photographe, c’est être au travail, ce n’est pas en dilettante. Quand on photographie pour la presse, c’est extrêmement complexe. Il y a tout un travail en amont qui est important. Le journal de bord témoigne aussi de ce qui amène tel ou tel photographe à faire cette image plutôt qu’une autre. On a pris beaucoup de plaisir avec Emmanuelle à construire l’éditing du reportage en dialogue avec les 100 premiers lauréats. Certains qui travaillaient à la chambre ont scanné leurs images. Ils nous ont rendu une centaine d’images. Sur cette centaine d’images, il a fallu en choisir dix pour les tirages qui entrent dans les collections, renoncer à certaines images est toujours un peu un crève-cœur. En même temps, on a quelque chose d’assez représentatif. C’est intéressant.
Les journaux de bord vont-ils être valorisés dans le rendu de la commande ?
Il y a le site internet, donc ils sont consultables. Après, il y aura des opérations à faire, sans doute avec les institutions partenaires, des opérations de valorisation, pour voir si on peut faire quelque chose. Il y a certains carnets de bord qui sont des ouvrages physiques. Daniel Challe a un carnet magnifique. David Gaudichaud aussi. Le carnet de bord est un objet qui va entrer dans les collections. Certains vont nous faire des fac-similés. On a l’impression de rentrer dans le cœur de la création. On s’extasie des manuscrits d’écrivains, mais les manuscrits de photographe, c’est bien aussi!
Avez-vous déjà réfléchi à la question de la diffusion ? Au-delà de l’exposition rétrospective à la BnF.
Il nous a semblé vraiment important que la grande commande ne serve pas simplement à produire des images, mais qu’une partie du budget soit allouée à les valoriser dans toute la France. Les opérations de valorisation vont être assez variées. Il va y avoir des tables rondes, des conférences, des expositions monographiques et collectives, des projections. On a un certain nombre de lieux partenaires tels que Marseille et plusieurs centres photographiques et festival en Bretagne, en Auvergne, dans les Hauts-de-France, les territoires ultramarins…. On essaie de monter tout ça en parallèle. C’est beaucoup de travail, mais j’avoue que c’est extrêmement prenant, surtout pour Emmanuelle qui suit tout cela de près.
Les opérations de valorisation commenceront à l’été 2023 jusqu’à l’automne 2024, la grande exposition rétrospective des 200 lauréats réunis sera au printemps 2024 à la BnF. Cette exposition à la BnF est faite sur les deniers propres de la BnF. C’est un budget de valorisation qui vient s’ajouter au budget de la grande commande qui va servir à aider un certain nombre de lieux partenaires, bibliothèques, centres d’art, festivals pour accueillir les photos des lauréats. On a demandé aux photographes de nous livrer des tirages pour les collections mais aussi des tirages d’exposition qui restent leur propriété, mais dont on va assurer le stockage et la ventilation dans les lieux d’exposition qui veulent présenter leurs travaux. Ça fait quasiment un an et demi d’opérations de valorisation et cela semblait essentiel d’avoir ce temps de présentation des fruits de la commande. C’était un des grands regrets des directeurs de la mission de la DATAR, Bernard Latarjet et François Hers, quand j’en avais discuté avec eux, cette absence d’exposition rétrospective (il n’y avait eu qu’une exposition à mi-parcours en 1985 au Palais de Tokyo). Finalement, on n’a revu les images de la DATAR véritablement que lors de « Paysages français ». Quand on a fait « Paysages français », on a eu des structures qui nous ont dit qu’elles auraient aimé pouvoir accueillir certaines parties de l’exposition. C’était beaucoup de travail et de temps qu’il aurait fallu passer à tout réadapter mais c’est vrai que cette idée de faire des choses à géométrie variable qui irriguent l’ensemble du territoire métropolitain et ultramarin ainsi que la Corse, a germé au moment de penser la valorisation des travaux de la grande commande.
Voulez-vous revenir sur un projet en particulier ?
Sur les projets d’exposition, il y a ce projet sur les liens entre photographie et littérature que je porte, qui me tient à cœur et que j’espère pouvoir présenter à la BnF dans les prochaines années.
Vous revenez à vos deux premiers amours.
Pour la période allant du 19ᵉ siècle jusqu’au début du 20ᵉ siècle, les liens entre photographie et littérature ont été plutôt bien balisés par la critique et l’histoire photographiques. Sur la période plus contemporaine, ça me semble plus diffus. Ce qui m’intéresse aussi dans cette recherche autour de la photographie dans ses liens avec le littéraire, c’est qu’il me semble qu’il y a quelque chose d’éminemment français. On a beaucoup parlé de la difficulté à identifier une scène photographique française et son apport, or, il me semble que cette dimension photolittéraire est essentielle.
Dans son livre : 50 ans de photographie française de 1970 à nos jours, Michel Poivert pointe l’éclectisme des productions françaises et la difficulté de fait à trouver une constante comme dans les écoles allemandes ou britanniques par exemple. Je crois toutefois que cette question du lien avec le récit et le texte, définit assez bien un grand nombre de travaux photographiques contemporains en France. Des photographes qui ont débuté dans les années 70 : Bernard Plossu, Claude Nori, Gilles Mora avec la dimension photobiographique de leur oeuvre ou encore des photographes écrivains et enseignants comme Christian Milovanoff ou Arnaud Claass ont ouvert la voie à toute une génération de photographes aux pratiques variées mais avec un fondement narratif fort : je pense ainsi aux travaux d’Anne Lise Broyer, d’Amaury da Cunha, Nolwenn Brod ou encore Julien Magre qui est lauréat du Prix Niépce cette année. Je trouve que c’est une façon de proposer une lecture de ce qu’est la scène française et je reste très attachée à la valorisation et à la représentation des photographes qui travaillent en France, talentueux et malheureusement trop peu montrés, même si à la BnF, on a à cœur de le faire de façon assez régulière, notamment à travers la manifestation « La photographie à tout prix » dont la prochaine édition se tiendra à partir du 13 décembre à la BnF Mitterrand.