Michel Poivert : 50 ans de photographie française de 1970 à nos jours
Cet ouvrage vient combler un manque : aucune synthèse ne permettait jusqu’ici d’apprécier la nature et l’ampleur de la photographie française depuis la fin des Trente Glorieuses. Le pari de Michel Poivert est osé : comment inclure les différentes pratiques photographiques allant de l’information à l’art contemporain ?
Pouvez-vous nous raconter la genèse du livre ?
Cet ouvrage est né d’un échange approfondi avec Marianne Théry et Manon Lenoir des éditions Textuel. Il y a plus de deux ans nous discutions des recherches que je menais alors et qui pouvaient donner lieu à un ouvrage, puis nous en sommes venus à évoquer ce qui manquait le plus cruellement dans le domaine des essais sur la photographie. Et, sans s’en être parlé auparavant, nous nous sommes rendus compte qu’une histoire de la photographie en France s’imposait. Certes, les monographies et catalogues d’expositions abondent, mais rien ne permettait de se faire une idée de ce qui s’était passé depuis plusieurs décennies, peut-être parce que l’on était encore dans le temps de l’action, les photographes vivants et actifs couvrent près de trois générations, et chacun avance au rythme de son œuvre et de sa carrière. Mais, encore une fois, qu’est-ce qu’on pouvait dire de la photographie en France depuis un demi siècle ! Poser cette question, tenter une synthèse presque impossible, revenait à tenter de répondre à une question : de quoi est fait la photographie en France ? Est-elle spécifique ? Question piège qu’il faut pourtant poser mais qui ne peut être traiter de façon journalistique, c’est-à-dire en trouvant une formule ou un « label » ; le plus intéressant était de traiter la question en historien et de répondre en acte : si la photographie française a une histoire c’est qu’elle existe. Le livre a donc quelque chose de performatif.
En quoi 1970 marque une rupture dans la photographie française du XXe siècle ?
C’est le tournant des années 60-70 qui marque un moment historique : après 68, les nouvelles agences de photographes (Gamma par exemple) en France deviennent un modèle pour le monde entier, affirmant l’indépendance du photographe, consacrant la forme du reportage comme modèle à la fois professionnel et comme type d’écriture visuelle. Mais comme souvent l’acmé est aussi le moment de rupture et c’est aussi la fin d’une histoire, celle du photojournalisme « classique » né dans les années 1930 avec la forme du magazine, de l’essai photographique, d’un type de carrière consacré par les « une » des journaux. À partir du début des années 1970, on commence à parler de crise, non seulement avec la concurrence de la télévision, mais aussi parce que les valeurs d’objectivité et d’éthique ne sont plus incarnées par l’information en image. A partir du début des années 70, le modèle du reportage se reconfigure, on créé la notion d’auteur pour affirmer les valeurs de subjectivité du photographe, le métier se déploie du côté du livre, de l’exposition, les institutions culturelles comme le Centre Pompidou à la fin des années 70 qui s’interroge avec « Comment va la presse ? » puis le Forum du reportage. Donc, 1970 c’est le début d’une nouvelle histoire et peu à peu la rupture avec le style humaniste de la génération précédente des Cartier-Bresson, Doisneau ou Ronis, qui d’ailleurs ne cessent d’être exposés, projetant l’ombre de l’histoire sur les nouvelles générations qui peineront à recréer un label français en photographie.
Le livre est articulé en huit chapitres. Sont-ils représentatifs des différentes pratiques photographiques qui ont structuré ces 50 dernières années en France ?
Non, les chapitres ne fonctionnent pas sur la diversité des pratiques, ce qui aurait été une option, mais l’idée, au fond, est de créer un ouvrage qui produit une représentation globalisante de la photographie en France, au prix certainement d’un peu d’artifice, mais c’est ce dont nous avons besoin : montrer que la diversité des photographes, dans leur pratique comme leur génération ou leur style, ont réagit ou agit selon des raisonnements qui les réunissent. Cela a été le travail le plus complexe, indépendamment du travail de documentation : comment donner à comprendre avec une dynamique historique dans chaque chapitre, que des éléments ont structuré cette photographie française. Les thèmes se sont peu à peu imposés à force de tester des scénarios de récit, de chercher à englober toutes les pratiques et les attitudes, sans jamais hiérarchiser. Il fallait parler de toute la photographie en France, mais sans tomber dans des catégories qui ne disent pas grand chose – comme la photographie de mode, la photographie d’architecture, etc. -, qui ne reflète en rien la vie des photographes qui, très souvent, ont affaire à des pratiques très diverses ou en tous cas transversales. Donc certains thèmes m’ont paru cristalliser, dans leur historicité, la photographie en France : le changement du reportage, le thème fédérateur du paysage qui a été emblématique à travers la DATAR, d’une rupture avec la génération humaniste, celui du quotidien qui a traduit la poésie mais aussi la politique des choses communes, le collectif qui introduit toute la dimension associative de la photographie (des formes corporatives aux expériences coopératives), le rôle des intellectuels et des conservateurs de musées et des critiques que j’ai appelé les « plumes » et qui ont accompagné de leurs discours un domaine en pleine légitimation culturelle, ou bien encore la question de l’engagement social si puissante en France alors qu’on la réserve toujours à la « photographie anglaise », etc… Donc la construction de ces essais illustrés se fonde sur des entrées qui, je l’espère, restituent une réalité historique mais sans prétendre à l’exhaustivité. Il s’agit plutôt de lignes de forces, d’un premier squelette historique ; là où toutefois on est bien dans le vivant, c’est qu’il s’agissait d’emblée d’aller jusqu’à nos jours, c’est-à-dire associer à la profondeur historique (un demi siècle c’est beaucoup en photographie) le risque du manque de recul pour parler de ce que nous observons aujourd’hui. Mais c’est aussi ce qui fait que le livre est à la fois un ouvrage d’histoire et un ouvrage engagé dans l’histoire.
Comment s’est effectuée la sélection des photographes ? La présentation en vis-à-vis a-t-elle conditionnée leur choix ?
Les chapitres illustrés sont entrecoupés de portfolios d’environ 35 images, cela est très calibré en raison du changement de papier qui donne un rythme au livre. La sélection des photographes est une chose, la sélection des photographies en est une autre, je veux dire par là que ces portfolios sont pour moi très importants, j’y ai investi une grande part de ma sensibilité pour produire un récit où les œuvres se parlent entre-elles et, d’une certaine manière, se racontent elles-mêmes, dans les dialogues thématiques et formels. Et ceci permet de faire dialoguer des œuvres très différentes et des photographes qui ne se côtoient pas nécessairement au cours de leur carrière. Le choix des photographes a été guidé par le souci de sélectionner des photographes emblématiques dans leur domaine, même pour les plus jeunes dont, par définition, les travaux vont évoluer. Ceci n’a pas empêché de devoir sacrifier beaucoup de noms que j’avais listé et j’insiste pour dire encore que ce n’est pas une anthologie, mais bien un essai avec sa part de subjectivité. Une subjectivité qui n’est pas le résultat de mes goûts (au sens j’aime ou j’aime pas) mais une subjectivité dans la construction des portfolios : parfois le travail d’un ou d’une photographe (j’ai tendu vers la parité mais je ne suis qu’à 40% de photographes femmes) ne fonctionnait pas dans un ensemble bien qu’il ou elle soit parfaitement légitime. Ces portfolios devait parler la langue de la photographie, trouver leur logique visuelle, et donc oui, le travail des vis-à-vis a été une des conditions des choix mais aussi, avec les graphistes, des agencements. Finalement, j’aime les duos produits, les rencontres, les échos, les successions, les rappels, c’est la part la plus créative du livre, en tous cas celle qui me ressemble le plus comme lorsque l’on fait un commissariat d’exposition. Et je dois remercier encore les photographes d’avoir joué le jeu, d’avoir accepté de livrer une image qui parfois, n’était pas celle à laquelle ils ou elles auraient songé pour se présenter dans un tel ouvrage.
De l’introduction du livre « Éloge de la disgrâce » à la conclusion « État de grâce », on assiste à l’avènement de la liberté de création dans la photographie française. Peut-on penser que sa véritable identité se trouve dans la nécessité de se réinventer constamment ?
Depuis trois mois que l’ouvrage est sorti je ne cesse de me poser la question : quelle représentation de la photographie française ce livre produit-il finalement ? Les comptes rendus et critiques permettront peut-être d’y répondre dans quelques temps, mais je commence à avoir un peu de recul et je vois les réactions des photographes notamment, et ce parcours entre l’introduction – qui insiste sur la difficulté de la photographie française à couper le cordon avec la génération humaniste -, et la conclusion qui elle insiste sur tous les marqueurs d’un succès de la photographie en France, il y a comme une sorte de success story refoulée. C’est bizarre d’en parler comme ça mais, objectivement, la photographie en France est d’une richesse incroyable, d’une grande diversité et surtout d’une profondeur dans les travaux, aussi bien engagés socialement qu’expérimentaux dans le questionnement du médium, qu’on peine à comprendre ce qui empêche la conscience collective d’y voir un fait culturel et artistique à la hauteur de ce qui s’est produit ailleurs comme dans les autres formes d’expression. Mais c’est un fait, la photographie en France n’a pas pu être « marketé » en devenant un label, réduit à un style comme on l’a vu en Allemagne avec l’école de Düsseldorf qui, pourtant, a dit bien peu de chose au regard de la richesse de la photographie allemande : la photographie française a résisté à sa manière au marché de l’art qui est devenu la forme d’accès à l’histoire, est-ce si grave ? N’est-ce pas au contraire une incroyable force ? Et le rôle de l’État a été important, à sa manière, en court-circuitant le marché privé par la commande publique, il a permis une liberté pour tous ceux qui ne rentrent pas dans les critères du commerce de l’art. Imaginons un instant ce que serait la photographie en France si on n’avait de disponible que ce qui « marche » sur le marché ? On aurait trois fois rien, il faut donc renverser totalement le point de vue des esprits chagrins : si la photographie française n’est pas très présente sur le marché de l’art contemporain, c’est parce qu’elle y a inconsciemment ou consciemment résisté. Et sans présager de l’avenir, il y a fort à parier que dans quelques années la photographie française sera réévaluée à l’aune de la « liberté de création » pour reprendre votre expression, qu’elle a connu depuis près d’un demi siècle.
Dans un entretien avec Fabien Ribery vous dites avoir manqué de temps et de place pour un chapitre sur la photographie expérimentale. Peut-on s’attendre à une réédition augmentée du livre ?
C’est mon vœu le plus cher ! Il faut toutefois être réaliste, le livre tiré à 4500 exemplaires mettra un certain temps avant de donner lieu d’abord à une réimpression puis, je l’espère une édition revue et augmentée. J’ai l’expérience de La Photographie contemporaine (Flammarion, 2002, réédité en 2008 puis en 2018) qui montre que le temps est le meilleur atout dans ces cas là. Donc d’ici quelques années j’aimerais beaucoup consacrer un chapitre à tous les photographes qui ont exploré le médium, surtout à une époque comme aujourd’hui où on se passionne pour la matérialité de la photographie, l’intérêt pour les procédés anténumériques et toutes les nouvelles possibilités offertes par les technologies croisées.
Enfin, avez-vous envisagé de « décliner » le livre sous la forme d’une exposition itinérante montrant ce qu’est la photographie française récente à travers le monde ?
Nous travaillons à cela avec le réseau des Instituts français à l’Etranger, j’espère qu’une formule pourra voir le jour. En attendant, le Ministère de la Culture prépare une exposition autour du livre qui aura lieu entre mars et mai prochain en extérieur au Palais Royal à Paris. L’idéal serait que le livre donne l’impulsion pour une grande exposition qui aura sa singularité et qui trouvera place dans une institution muséale qui pourrait la coproduire avec des musées à l’Etranger.
Propos recueillis par Christophe Asso
Michel Poivert est professeur d’histoire de l’art à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne.
50 ans de photographie française – De 1970 à nos jours / Michel Poivert Éditions Textuel, 2019, 59 euros, ISBN : 978-284597-788-4