Stephan Zaubitzer Cinés Méditerranée
Depuis bientôt vingt ans, le photographe sillonne le monde en quête de salles de cinéma, en activité ou désaffectées, pour les capturer à la chambre grand format, frontalement et sans effet. Cinés Méditerranée, l’exposition à la Chapelle des Pénitents Bleus à La Ciotat et le livre édité par Building Books, se concentrent sur cinq pays de la rive sud : Maroc, Algérie, Tunisie, Égypte, Liban.
Propos recueillis par Christophe Asso
Quel est votre parcours ? Comment êtes-vous devenu photographe ?
Au début, je voulais être journaliste mais je me suis rendu compte que les journalistes n’étaient que très rarement sur le terrain. J’ai donc préféré prendre un appareil photo pour aller à la rencontre du réel et du monde. J’avais fait des études d’histoire, pas de photographie ni de journalisme et je me suis lancé sur le tard, à corps perdu comme photographe. Je travaillais pour des magazines et des quotidiens qui aujourd’hui n’existent plus. C’était le début des années 90. Je date mon entrée dans la profession de photographe au moment de la parution d’un premier reportage qui s’appelait La rue des célibataires dans L’Autre Journal de Michel Butel. C’était sur la rue Arsène Houssaye, une vieille rue de l’immigration à Gennevilliers. L’Autre Journal c’était un truc assez formidable ! C’était un reportage noir et blanc très social avec beaucoup de paroles recueillis auprès des habitants.
C’était en janvier 1991, la première Guerre du Golfe venait de démarrer. J’avais la curiosité de regarder le monde, d’être à son contact. Je ne sais pas si au début j’avais une envie très forte d’image, j’avais surtout envie de coller au réel. C’est après que je me suis pris de passion pour l’image. Après j’ai eu pas mal de ruptures dans mon approche parce qu’aujourd’hui je ne me considère plus comme photojournaliste mais comme photographe documentaire. Il y a eu des ruptures dans ma façon de photographier. Au début je photographiais beaucoup en noir et blanc, sur le vif. Aujourd’hui je ne suis plus du tout dans cette démarche là. Je travaille à la chambre qui est compliquée à mettre en œuvre et je suis dans une photographie plus contemplative et moins soumise à l’instant.
Quels ont été vos premiers sujets ?
C’étaient des sujets très sociaux. Au milieu des années 90 il y avait encore une presse accessible et c’était relativement aisé de trouver du travail. Je sautais d’un sujet à l’autre. Certes ça me permettait de gagner ma vie mais je n’avais pas réussi à constituer une sorte de fil rouge de mon travail, qui s’est constitué quand j’ai commencé à travailler sur les salles de cinéma. C’était en 2003 et cette année-là j’ai eu la possibilité de photographier la rébellion en Côte d’Ivoire à Bouaké. En repartant je me suis arrêté à Ouagadougou au Burkina Faso chez un ami. J’étais dans l’attente d’un avion et j’avais une semaine devant moi. À l’époque, je travaillais au moyen format 6×7 et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à photographier les salles de cinéma de plein air de la capitale Burkinabè, liées à Sankara et à l’éducation du peuple. En fait, je me suis pris complètement de passion pour ce sujet-là. Et ce qui m’a aussi encouragé c’est que j’ai eu un World Press Photo avec ce travail en 2004. J’étais encore un peu dans l’imagerie photojournaliste même si je travaillais au moyen format. J’ai continué à couvrir d’autres pays avec mon Mamiya comme la Roumanie, Cuba. Je voyais bien que les salles de cinéma étaient menacées un peu partout dans le monde.
Quel a été le déclic pour utiliser la chambre grand format ?
J’étais soumis à l’instant et je voulais rentrer plus dans une cérémonie. À un moment j’entends parler d’anciennes et gigantesques salles de cinéma à Londres qui ont été transformées en Bingo. Et je vois une annonce sur internet dans laquelle un anglais vendait sa chambre toute équipée. J’achète l’ensemble et c’est là que je fais mes premières photos à la chambre. J’avais un protocole très précis. Je me mettais au fond de la salle avec une vue assez large et je photographiais l’ancien endroit dévolu à la projection et qui était dévolu au jeu maintenant. Je trouvais intéressant ce choc entre les deux univers.
Ça a été un moment de rupture et j’ai continué avec ce dispositif de prise de vue compliqué et encombrant mais qui était pour moi la meilleure façon de rendre hommage à ces bâtiments qui allaient être soit détruits soit reconvertis. J’avais trouvé mon mode de fonctionnement et ça allait aussi de pair avec le fait de travailler de moins en moins pour la presse. On était en pleine crise économique. J’avais trouvé une sorte de grand fil rouge et ça m’a donné une nouvelle énergie car j’arrivais un peu au bout avec le 6×7. C’est à ce moment-là que je me dis, je vais aller photographier les salles de cinéma dans le monde. Avec du soutien je suis allé aux États-Unis, en Inde et en Egypte. Je visitais des pays très cinématographiques. Il faut savoir que dans tous les pays il y a des gens qui se passionnent pour les salles de cinéma. C’est donc assez simple de trouver les salles de cinéma. Soit parce qu’elles sont ouvertes donc forcément elles annoncent le programme sur internet. Puis je travaille beaucoup sur les cartes auparavant pour préparer. Sur Google Maps il y a quand même très souvent des gens qui postent des photos donc je vois à quoi ressemblent les salles. Je vais dans un monde assez balisé. J’ai pas mal d’infos et une fois sur place, même dans les petites villes, tout le monde sait. Il suffit d’aller voir quelqu’un du quartier pour qu’il me dise : »L’ancien cinéma, il était là » En fait c’est assez simple. Dans les pays de la rive Sud de la Méditerranée, parfois, ils construisaient le cinéma et ensuite la ville. Et le quartier prenait le nom du cinéma. Et aujourd’hui même si le cinéma n’existe plus, le quartier garde son nom.
Vous photographiez tous les cinémas que vous rencontrez ?
Il y a des fois où je ne les trouve pas très intéressants et je ne les photographie pas. Mais je suis quand même dans un processus d’accumulation et comme je fais peu de photos du fait du travail à la chambre, même si je sais que je ne vais pas l’utiliser, je vais quand même le prendre en photo. C’est de l’ordre de l’inventaire. Au début, j’étais un peu enfermé dans une sorte de protocole que j’avais défini en allant à Londres où je me plaçais en fond de salle, et que j’ai appliqué sur les premières images. Au début, j’étais plus intéressé par l’intérieur et puis petit à petit, notamment en Tunisie et en Algérie, j’ai essayé de remettre la salle dans son environnement urbain. Pour moi c’était ça qui était important.
Il y a d’ailleurs des cartes dans le livre que vous venez d’éditer avec Building Books et un double sens de lecture. Pouvez-vous expliquer ce principe ?
Il y a effectivement deux entrées possibles pour le livre, une en arabe et une en français, avec deux couvertures, et il y a les cartes qui ont une place importante. J’ai d’ailleurs insisté pour que la carte de l’Afrique du Nord ne soit pas dans le sens habituel, avec l’Europe au dessus, mais qu’elle soit tournée dans un autre sens, histoire de renverser la vision qu’on a habituellement de la Méditerranée. Ça me semblait intéressant de changer ce rapport.
Beaucoup de ces salles sont issues de la période de la colonisation donc d’une période de domination, et les populations se les sont réappropriées. Il y a un grand attachement et une forme de nostalgie. C’est un travail de mémoire. Dans ces pays, même si beaucoup de salles n’ont pas survécu, il n’empêche qu’elles sont toujours là. Ce qui n’est pas le cas en France. Dans les années on démolissait les salles de cinéma comme par exemple le Gaumont Palace qui était Place de Clichy et qui était la plus grande salle mondiale puisqu’elle comptait 6 000 places ! Maintenant c’est devenu un Castorama.
Comment s’est fait le choix de la photographie de couverture ?
C’est le Rio d’Alexandrie en Égypte. Cette image était importante pour moi parce que c’est la première photographie que j’ai faite de la série Cinés Méditerranée. C’était une salle de plein air, un cinéma d’été en fait. Je suis arrivé en septembre, il n’y avait plus de projection et j’ai fait la photo depuis la cabine du projectionniste. C’est une photo qui constitue un moment clé car c’est elle qui a décidé que je me concentre sur la rive sud de la Méditerranée.
Auparavant j’avais été en Amérique, en Inde, au Brésil et je me perdais un peu. J’ai donc cherché des financements pour aller dans ces pays, du Maroc jusqu’au Liban et je travaillais beaucoup avec les instituts français. Dans le livre il y a 5 pays et il y en a un où je ne suis pas allé, c’est la Libye. C’est un pays immense, désertique et assez peu peuplé dont le patrimoine en termes de salles de cinéma est très faible. On n’est pas en Algérie, au Maroc ou même en Tunisie.
Le livre est-il une manière de clôturer cette série ?
C’est la grande question ! (Rires) Est-ce que je continue ? Et si je continue il faut que je fasse la rive Nord de la Méditerranée. C’est vrai que ce serait logique de continuer à faire le tour mais ça demanderait un gros déploiement d’énergie. Je me donne un peu de temps pour y réfléchir. Il y a évidemment des pays très intéressants sur la rive Nord comme la France, l’Italie et la Grèce où il y a un patrimoine très important. Dans tous les cas, je voulais sortir le livre pour cette exposition car pour moi cela avait vraiment du sens de la faire à la Chapelle des Pénitents Bleus à La Ciotat, placée juste à côté de la doyenne mondiale des salles de cinéma, l’Eden Théâtre. Quand j’ai réfléchi à la scénographie de l’exposition j’ai eu envie d’intégrer une photo de l’Eden. J’en avais fait des photos en 2011 avant sa rénovation et je me demandais laquelle j’allais prendre pour l’exposition. J’ai opté pour le côté mystérieux de la cabine de projection et je me suis orienté sur un tirage sur bâche qui rappelle l’écran.
Je suis également très content d’avoir eu ce beau texte d’Alain Bergala qui parle de mémoire et de contemplation, en introduction de l’ouvrage. Le fruit du hasard c’est qu’Alain Bergala a suivi des séminaires de Roland Barthes dont j’ai souvent utilisé la phrase présente dans les premières pages du livre pour des présentations (NDLR : « Je ne puis jamais, parlant cinéma, m’empêcher de penser salle plus que film. » Roland Barthes, « En sortant du cinéma », Le Bruissement de la langue, Seuil).
Quelques mots sur la prochaine exposition à Fermé le lundi
Avec Roxane Daumas et Olivier Monge on va élargir la chose. Ce sera Cinés Monde ! Et on présentera à la fois des épreuves de travail et des tirages plus grands que ceux de l’exposition de La Ciotat. On va aussi organiser des rencontres, des conférences mais sur une durée beaucoup plus courte puisqu’elle est prévue sur une dizaine de jours. A Fermé le lundi, il y aura aussi des séances de signature du livre Cinés Méditerranée et la vente de tirages numérotés.
«Cinés Méditerranée», Stephan Zaubitzer, Chapelle des Pénitents Bleus, du 24 septembre au 30 octobre, et « Cinés Monde », Stephan Zaubitzer, Fermé le lundi, du 14 au 23 octobre, dans le cadre du festival Photo Marseille 2021.