Pauline Alioua & Chris Garvi Raconter avec l'autre
Les deux photographes viennent de publier leur troisième livre à quatre mains, Tableaux d’Iran, avec Arnaud Bizalion Éditeur. Rencontre avec deux auteurs, main dans la main dans la vie comme en photographie.
Propos recueillis par Christophe Asso
Quel est votre parcours ?
Pauline : Mon père faisait de la photographie argentique de façon amateur. Je l’ai toujours vu avec ses appareils. C’est vraiment lui qui m’a donné envie. J’aimais bien tout ce rituel autour de la prise de vue. Ça me fascinait. Je lui ai demandé très tôt comment ça se passait. Il m’a expliqué ça avec patience. J’avais 10 ans quand il m’a donné son appareil, un Minolta, que j’avais toujours sur moi. À l’école, je prenais mes copines en photo ! (Rires) J’aimais bien les portraits. Depuis, la photographie ne m’a jamais vraiment quitté. J’ai toujours aimé ce médium pour m’exprimer. Quand j’ai commencé mes études je continuais toujours à photographier à côté, ça me prenait pas mal de temps. C’était l’époque de Myspace, un des premiers réseaux sociaux. C’est à ce moment-là que je me suis dit que ça pourrait être bien d’approfondir mon écriture. Puis je suis parti vivre en Australie et j’ai proposé mes services de photographe pour des portraits. C’est là-bas que j’ai commencé la photo en contrepartie d’une rémunération. Quand je suis revenu en France, à Paris, j’ai travaillé pour la presse musicale. Je travaillais en binôme avec un journaliste, on faisait pas mal de concerts. J’ai aussi fait beaucoup de portraits d’acteurs pour des agences. C’était mon activité principale, en free lance. Jusqu’au jour où j’ai eu l’impression de mettre mon écriture de côté, à force de répondre à des commandes bien précises. Du coup j’ai un peu abandonné l’idée d’en faire mon activité principale. Je ne me suis pas perdu mais j’ai un peu oublié ce pourquoi j’aimais vraiment la photo. J’ai donc décidé de travailler uniquement mon écriture et mon travail d’auteur. Après mon arrivée à Marseille, j’ai rencontré Chris qui m’a redonné le goût de l’argentique et encouragé à approfondir. Je revenais d’une résidence à Berlin, j’avais fait mon premier livre. Chris avait déjà une bibliothèque de livres photo importante et ça m’a permis d’étoffer ma culture. C’est important quand on est photographe et qu’on veut faire des livres.
Chris : De voir comment les autres font pour pouvoir faire ses propres livres.
Pauline : C’est important de savoir qui sont les pionniers, les maîtres, d’affiner ses propres goûts. Ce n’est pas refaire la même chose mais au contraire se démarquer. C’est vraiment important pour nous cette culture photo, elle est tellement vaste et puis c’est avant tout un plaisir.
Chris : Mon père avait un Zénith à la maison qui ne marchait pas forcément mais j’aimais bien jouer au photographe. J’ai vraiment commencé la photo à la fin du lycée à la suite de la découverte du travail de Willy Ronis et de sa photo La péniche aux enfants. Je me suis dit : « Je veux faire la même chose, je veux faire la même photo » Pour moi cette photo était incroyable ! Je n’ai pas eu de formation photo, j’ai fait des études littéraires et je suis devenu enseignant. Mais je me suis posé la question. Est-ce que je me lance dans la photographie ou est-ce que j’assure un quotidien en étant enseignant tout en ayant du temps pour la photographie ? Je ne me suis pas posé la question longtemps. Dans un même temps, je découvrais des photographes comme Lewis Hine, Dorothea Lange et Robert Frank. Rapidement je me suis lancé des « self assignments », des commandes photo à moi-même. J’ai ainsi passé plusieurs mois dans un centre d’accueil pour sans-abri, à Salon de Provence, la Fraternité Salonaise. C’est le premier vrai travail d’auteur que j’ai fait. J’étais encore étudiant et j’avais eu une bourse de la Fac pour ce projet avec une belle expo dans le hall de l’université. J’avais 19 ans et j’étais autodidacte. Tout ce que j’ai appris, c’est par le livre photo, la technique au départ, puis la construction d’un récit. À l’époque, en 1999-2000, il y avait peu d’expositions, c’était compliqué. J’allais à la BU, je lisais « La chambre claire » de Barthes, des ouvrages de Suzanne Sontag, des monographies de Depardon. On utilisait très peu internet, très peu de choses étaient référencées. Quand tu voulais voir une photographie il fallait réellement te déplacer et pas ouvrir simplement ton téléphone. Ces photographies elles restent en tête, comme des marqueurs. Toutes les photos que tu as découvertes avant la vie ont construit ta manière de voir et de photographier les choses. J’ai l’impression de photographier comme je photographiais il y a 20 ans.
Comment pourriez-vous définir votre pratique ?
Pauline : J’aime bien l’idée d’une photographie onirique, mystérieuse, inquiète et intranquille (en référence à Pessoa). Elle porte toujours en elle une forme de tension. Je pense qu’il y aussi de la mélancolie dans mes images, malgré moi. On me le dit souvent. Alors que je pense être assez joyeuse dans la vie ! (Rires)
Chris : Je travaille en argentique et j’ai parfois l’impression de faire du décathlon. Je peux aussi bien être un perchiste qu’un sprinter ! Je peux aussi bien faire un travail à la chambre, où le temps d’installation est long, que prendre mon Leica et aller dans la rue, en fonction de ce que j’ai envie de raconter. Mais l’intention est toujours la même, celle de raconter une histoire en images. Dans le livre Tableaux d’Iran il y a une narration que l’on a réfléchi. Pour autant, cela n’empêche pas chaque photographie de tenir toute seule. Quand tu photographies tu ne penses pas forcément en termes de livre ou de chemin de fer. C’est en aval que vient la réflexion, que tu poses des mots, que tu réfléchis à un ordre pour les images. Les mots viennent toujours après en photographie finalement, même si j’ai vraiment du mal à les choisir. Et quand il y a des mots, ils sont très simples. Il me faut vraiment beaucoup de temps pour accoucher de mots. J’ai été marqué par une phrase de Lewis Hine : « Si je savais écrire je ne ferais pas de photographie » C’est un truc qui m’a marqué. C’est sûrement un prétexte pour ne pas faire face aux mots.
Pauline : Chris et moi sommes très attachés au fait qu’une photo doit tenir seule, qu’elle ait sa propre narration. Je ne pense pas me tromper en disant que ça va à contre-courant de la photographie contemporaine qui fonctionne par série et où une photo seule est moins importante que l’ensemble. J’aime bien défendre ça, encore plus pour les photos de Chris. On est vraiment attaché à ce qui passe dans le cadre. Ce n’est pas la recherche de la beauté mais celle de l’équilibre.
Une de vos séries qui vous définirait le mieux ?
Pauline : X, l’inconnu. Quand je revois mes photos j’ai l’impression que ça me définit plutôt bien. J’avais des questionnements et je trouve que j’ai bien retranscrit ce que j’avais dans ma tête (Rires) On ne parle jamais de ce que l’on ne connaît pas. Plus je reste dans un endroit, moins je suis inspiré. Dès que je mets les pieds dans un lieu que je ne connais pas, je suis très stimulée. Je me suis demandé pourquoi, avec tout un cheminement et un voyage en Europe avec Chris. On croisait plein de panneaux publicitaires vides dans la campagne en Bosnie et tous ces panneaux blancs nous laissaient totalement dans l’inconnu. Je me suis questionnée sur des choses que je ne connaissais pas. Il y a peut-être un point commun à tous les êtres humains de cette planète c’est que personne ne sait ce qu’est la mort. Je me suis dit : « Essaie de photographier ce que tu ne connais pas »
Chris : Celle que je n’ai pas encore faite ! (Rires) Je dirais celle que j’ai faite récemment pour Pauline et Dalia, Tout ce que tu n’as pas vu. Elle démarre du moment où l’on découvre en Iran que Pauline est enceinte jusqu’à l’arrivée de Dalia et les photos que j’ai faites dans le hall de la maternité. On parlait de mots tout à l’heure. De manière tout à fait paradoxale je n’arrive à écrire une série photographique qu’à partir du moment où j’ai un titre. C’est ce qui s’est passé pour cette série ou L’étrange été de Madame X ou pour Je marcherai le long de l’Huveaune. C’est vraiment le titre qui va dicter ce que je vais mettre à l’intérieur du corpus d’images. C’est pour cette raison que je parle des mots, qui sont tellement importants.
Votre travail est très autobiographique.
Chris : Carrément ! Tu photographies tout le temps ce que tu es.
Pauline : Oui Chris dit tout le temps ça. Pour lui chaque photo c’est comme un autoportrait.
Chris : C’est un autoportrait en permanence. Pour moi une bonne photo c’est quand tu es engagé dans ce que tu fais.
Vous utilisez beaucoup les réseaux sociaux, notamment Instagram avec le projet Pose b.
Pauline : Ce compte vient d’être supprimé. On a dépassé les bornes apparemment ! (Rires) Mais ce n’est pas grave parce que les gens qui suivaient ce compte pensaient que le projet existait uniquement à travers ce compte Instagram, alors que le projet existe par ailleurs. Les images sont là, et on aimerait bien l’éditer. On sait à peu près la forme que ça va avoir. Ce ne sera pas forcément un livre mais les images seront imprimées. Dans tous les cas, ça donnera à voir une autre facette de nous. C’est un travail en commun très différent des autres.
Chris : C’est un vrai lâcher prise ! On parlait de tension et d’engagement mais là pour le coup c’est exactement le contraire.
C’est votre troisième livre ensemble et le deuxième édité par Arnaud Bizalion après Dans le creux du manque une exploration de vos racines familiales communes.
Pauline : En fait nos pères respectifs sont nés au Maroc. Le père de mon père était algérien mais pour des raisons diverses il a quitté l’Algérie avec ma grand-mère qui était française pour aller s’installer au Maroc. Le grand-père de Chris est également né en Algérie. On a le même parcours familial.
Chris : D’ailleurs, notre prochain livre sera sur l’Algérie. On a été une première fois à Alger en 2018 quand c’était encore possible. On a hâte d’y retourner. Avec Arnaud on a installé une relation de confiance qui est primordiale. Trouver un éditeur aujourd’hui, ça reste une affaire compliquée !
Pauline : Il a de l’intérêt pour ce qu’on fait, pour notre évolution. On a des liens d’amitié. À chaque projet j’ai l’impression que c’est un cadeau que l’on se fait les uns aux autres.
Comment en êtes-vous venus à travailler et faire des livres ensemble ?
Chris : C’est venu hyper naturellement. On a fait un road-trip en Europe en 2016 quelques mois après notre rencontre. À notre retour, après avoir fait développer nos images, j’ai dit à Pauline que j’étais sûr qu’il y avait un truc à faire. On a fait un chemin de fer et ça marchait super bien ! Ça a démarré comme ça, de manière assez intuitive. Je me suis aperçu que ce que mes images ne pouvaient pas raconter, Pauline le faisait. C’est une vraie complémentarité. On a deux écritures photographiques très différentes. Si on avait la même écriture, on aurait beaucoup plus de difficultés à le faire. Ça peut être déroutant pour le lecteur mais il faut accepter de l’être. C’est ce qui a interpellé Jean-Christophe (NDLR : Jean-Christophe Béchet, qui a écrit la préface du livre). Il connaissaitDans le creux du manque et quand je lui ai proposé d’écrire la préface de Tableaux d’Iran, il m’a dit : « Je ne sais pas comment vous faites ! » Lui-même avait fait un livre avec Sylvie Hugues, sa femme, FRA-FOR, et c’est ce qui lui a plu. Il y a quelques couples de photographes mais ce n’est pas commun.
Pauline : Je pense que de base la photographie est une pratique assez individuelle. Nous, on ne l’a jamais vécu comme ça.
Chris : On n’est pas en concurrence ! Il n’y a pas de question d’ego.
Pourquoi l’Iran ?
Pauline : J’ai toujours été attirée par les cadrages et l’image cinématographique. Mon père m’avait fait découvrir les films d’Abbas Kiarostami, un cinéaste iranien mort en 2016. Il y avait vraiment des choses qui me parlaient dans son écriture, une forme de lenteur. Ce que je voyais de l’Iran dans ses films m’avait déjà fasciné. La Perse est une grande civilisation que l’on connaît mal, dont on a une idée un peu préconçue par l’actualité. On a voulu aller voir de nos propres yeux à quoi ressemble l’Iran, pour démonter des stéréotypes qui se construisaient autour de nous. On n’arrivait pas à savoir visuellement ce que ça représentait, on n’arrivait pas à mettre d’images sur ce qu’était ce pays. On est restés un mois et demi sur place.
Chris : Pour moi l’Iran c’étaient les photos de Riboud et de Peress. J’ai rejoins Pauline sur la curiosité de découvrir ce pays dont on n’entend pas du tout parler ni dans les journaux, ni à la télé. On ne sait pas du tout ce que c’est, ce qui s’y passe.
Pauline : L’envie de voyager, de prendre des bus et de ne pas savoir où on sera le lendemain.
Chris : Il n’y a pas du tout de tourisme là-bas. Tu te retrouves dans des bus, des trains, des avions, des bateaux, tu es le seul touriste !
Pauline : L’hospitalité des Iraniens est légendaire et c’est vrai ! Les gens sont très gentils, avenants, curieux et très instruits. 98% des enfants sont scolarisés ! Et j’avais envie de voir comment les femmes vivaient. C’est très facile d’un point de vue occidental de dire que là-bas les femmes sont toutes voilées et soumises. En fait tu t’aperçois une fois sur place qu’elles ne sont pas plus soumises qu’ici. Puis on n’y a pas été dans le but de documenter l’Iran comme pourrait le faire un journaliste. On est juste des voyageurs. Il y a encore une grande part de mystère.
Chris : Il n’y a pas une vérité que l’on peut faire ressortir des images, à aucun moment. Ce sont des petits moments du quotidien.
Pauline : C’est pour ça qu’on n’a pas indiqué le lieu des prises de vue. Ce n’était pas important pour nous.
Vos projets ?
Chris : Nos prochains projets en commun c’est Pose b et l’Algérie. Puis l’Italie où on va très souvent.
Pauline : C’est aussi le livre de Chris sur Marseille, ça c’est très important, c’est sa prochaine actualité ! Je lui fais sa promo parce qu’il est loquace quand il s’agit de parler de nos projets communs mais pas pour les siens ! (Rires) C’est toute la modestie de Chris.
Commander le livre Tableaux d’Iran sur le site d’Arnaud Bizalion Éditeur