Nicolas Serve ETHANOL/BZD
Un jour, alors que j’avais quatorze ans, un psychiatre pas très consciencieux a jugé bon de me prescrire du Lexomil pour des accès de violence difficilement contrôlables, une pratique somme toute assez courante au milieu des années 2000. Riche idée pour un cerveau dont la chimie n’est pas complètement développée, pour un esprit qui se doit d’affronter la frustration, la contradiction pour se forger des défenses immunitaires psychiques face aux divers tracas de la vie. Mais depuis ce jour, je vis sous cloche. La réalité est rendue inopérante par un rideau chimique imperméable. J’ai bien essayé d’arrêter tout seul, et j’y suis parfois même parvenu, mais pour finalement mieux replonger. C’est ce que les médecins appellent « l’effet rebond ». L’arrêt de la molécule est bien toléré dans un premier temps, mais les symptômes qui jusque-là étaient maîtrisés réapparaissent et obligent le patient à reprendre son traitement de plus belle. Cet épisode, à un moment si décisif de mon adolescence, m’a plongé dans une spirale infernale où chaque contrariété est soulagée par la prise d’une substance. Pendant longtemps, l’alcool et les comprimés avaient pour mission de rendre le réel digeste et intelligible, jusqu’à ce mercredi 9 janvier 2019.
C’est en m’enivrant de tous les fonds de bouteilles que j’avais disséminés çà et là dans l’appartement familial que je m’étais donné le courage d’affronter cette journée. J’y étais préparé, cela faisait des mois que la date était fixée. Elle paraissait lointaine, indistincte, comme un vague mirage qui n’arriverait de toute façon jamais. Mais ce jour est arrivé, ce 9 janvier 2019, une journée magnifique au froid mordant et au soleil si dur qu’il révélait mon état d’ébriété dans toute sa violence et sa cruauté. En cette fin d’après-midi sèche et glaciale, c’est titubant que je pousse la porte d’entrée de cette clinique qui sera mon refuge pour les trois semaines à venir.
À l’heure où j’écris ces mots, voilà plus de deux ans que je n’ai pas touché à une goutte d’alcool, cette drogue dure dont la dépendance, une fois installée, est plus forte encore qu’à l’héroïne. Ce doux poison que l’on peut se procurer à chaque coin de rue, dans chaque bistrot ou chaque épicerie. ETHANOL relate cet épisode de ma vie à la manière d’un journal intime composé d’impressions, d’instantanés, de formes plus ou moins abstraites qui traduisent un état d’être ambivalent, entre force et fragilité, entre honte et fierté, un univers où les tentations sont telles des bêtes sauvages tapies dans l’ombre et prêtes à vous sauter à la gorge. L’arrêt de l’alcool transforme une vie. Le rapport au monde, à son corps, aux autres et au temps n’est plus le même : toute la structure de l’existence est ébranlée et trouver un moyen de combler le vide laissé n’est pas chose aisée. Ce qui a motivé ce geste tient en un mot : « alcool » qui, en arabe, peut être traduit par « le voile ».
Si j’ai fait le choix de lever ce voile, outre le fait que ma consommation d’alcool perturbait tous les aspects de ma vie, c’était également pour cesser de le mélanger aux médicaments. Depuis que j’ai stoppé la boisson, le traitement est désormais consommé avec rigueur, en suivant une posologie précise, des heures de prise strictes. Méthodiquement, pas à pas, j’enlève un comprimé de Valium, puis deux, puis trois, pour finalement passer à un autre médicament à la pharmacodynamie différente. Voilà aussi que j’élimine un Xeroquel, puis un Norset jusqu’à, un jour, je le souhaite de tout mon être, me coucher avec rien de plus que mes deux oreilles et quitter définitivement cette trousse à médicaments qui tinte comme un grelot de vache dès qu’on s’en empare. La photographie a été pour moi l’acteur d’une formidable catharsis lors de mon passage en cure et m’a permis de commencer la thérapie que je n’avais finalement jamais pu entamer. L’image a remplacé les mots, la lumière est venue remplir les recoins sombres de mon inconscient pour me permettre de m’épanouir et de devenir celui que je suis.