Michel Eisenlohr Raconter au-delà
Les deux derniers livres de Michel Eisenlohr, aux éditions Arnaud Bizalion, nous emmènent dans des ailleurs mystérieux où cohabitent l’homme, la nature et le mystique. L’occasion de s’entretenir avec un photographe empreint de voyage, de littérature et de spiritualité.
Quel est votre parcours et comment en êtes-vous venu à la photographie ?
Je suis né en 1974 à La Ciotat et j’ai grandi à Saint-Cyr-sur-Mer jusqu’à mes dix ans. Depuis tout petit, j’ai toujours eu un appareil photo. J’ai été captivé très jeune par la photographie de manière très anodine. J’ai toujours eu ce besoin et cette envie étant enfant.
Mon père est géologue et c’est lui qui m’a donné le goût à la fois du voyage et de la découverte des pays, plus particulièrement l’Afrique, puisqu’il était vraiment spécialisé sur le désert de Mauritanie. De mémoire, il a toujours utilisé un appareil photo Nikon. D’ailleurs, je suis resté en Nikon par la suite. Il avait à l’époque des Nikkormat tout mécanique, dont Bernard Plossu se sert d’ailleurs encore. J’ai toujours eu cette image de mon père partant en voyage et photographiant. À l’époque, c’était de la pellicule puisque le numérique n’existait pas, mais aussi beaucoup de diapositives, mais tout le temps des photographies d’ailleurs, de voyages, ça a dû me nourrir quelque part et véhiculer en moi cette envie, à la fois de faire de la photo et d’en rapporter quelque chose. Le premier jalon de l’acte photographique a été, je pense, l’image véhiculée par mon père et ses voyages en Afrique.
Vous voyagiez aussi en famille ?
Oui. Je suis parti assez jeune dans des endroits qui sont maintenant à la fois inaccessibles, dangereux et interdits. Les voyages avec mon père n’ont jamais été anodins. C’était souvent dans des zones hostiles. Je pense beaucoup au Mali, au pays Dogon. Ce sont des zones qui maintenant sont occupées par des forces armées djihadistes diverses et variées. On partait de Marseille pour l’Afrique de l’Ouest, par la route, en voiture. Il y avait toute une notion d’itinérance.
Vous parlez aussi de l’influence de la littérature de voyage ?
J’ai toujours été bercé par la littérature, par les grands récits de voyages et les grands auteurs classiques. Je pense à Jules Verne, Théodore Monot, Michel Leiris ou Marcel Griaule, qui m’ont surtout dirigé vers l’Afrique finalement. Avant d’être photographe professionnel, j’ai suivi un cursus universitaire littéraire, qui n’avait rien à voir avec la photographie. J’ai fait mes études à Aix-en-Provence, en faculté de lettres avec une spécialisation sur le soufisme. Le soufisme c’est la branche mystique de l’islam. Ce sont les lumières de l’islam, le côté sain de cette religion-là. Il y a cet intérêt du voyage, avec cette vision un peu onirique de l’ailleurs. Déjà à l’époque c’était un peu particulier parce qu’il fallait une dérogation pour faire un travail sur le soufisme en littérature. Je m’orientais déjà vers une recherche sur les spiritualités plutôt que sur la littérature dite classique. J’ai choisi par la suite de ne pas être enseignant. Le cursus habituel aurait été de l’être mais je ne me sentais pas d’être enfermé dans un quotidien avec des élèves et une espèce de routine. Je me suis demandé à un moment donné ce qui m’animait. C’était l’ailleurs, le voyage et en ramener quelque chose, donc la photographie. L’histoire a démarré comme ça.
Vous évoquez les rites de l’initiation rencontrés pendant vos études littéraires.
Là, on touche justement au soufisme. Quand je me suis plongé là-dedans, c’était assez opaque, obscur parce qu’il n’y a pas de définition claire du soufisme. Qu’est-ce que le soufisme ? C’est par exemple tout sauf ce que tu crois donc c’est très mystérieux. On a plus communément en tête l’image des derviches tourneurs. C’est une sorte de chemin initiatique personnel qui va vers l’extase et le dépouillement des apparences. Finalement, si on creuse un petit peu, il y a un lien avec la photographie qui commence à se dessiner. C’est-à-dire qu’est-ce que l’acte photographique ?
En tout cas pour moi, c’est à un moment donné, dépouiller des choses. On a cette relation avec la lumière aussi bien évidemment, mais c’est aller vers quelque chose de l’ordre de l’intime, qu’on peut conceptualiser ou pas. En tout cas c’est aller à l’intérieur de soi, c’est-à-dire qu’on rapporte des images, mais on rapporte aussi une part de soi-même. Il y a un lien qui se crée entre ce côté initiatique et spirituel du soufisme et l’acte photographique.
En aviez-vous conscience à vos débuts ?
Je n’en avais pas conscience mais c’est quelque chose qui m’a toujours intrigué, la relation avec le mystérieux, avec l’ailleurs. Finalement, qu’est-ce qu’on fait sur terre ? Des questions un peu métaphysiques, existentielles. Je pense qu’il y a plusieurs moyens de pouvoir travailler là-dessus. Je pense que la photographie a cette force de pouvoir chercher des choses de l’ordre du mystérieux, de l’indicible. À l’époque, je n’en avais pas conscience, si ce n’est que j’ai rencontré un monsieur qui a marqué ma vie et qui a été un jalon très important dans mon parcours en faculté. C’est avec lui que j’ai passé ma maîtrise de lettres modernes. Il s’agit de Parviz Abolgassemi, un des plus grands poètes iraniens contemporains. J’ai découvert par la suite à quel point il était important en Iran et dans le monde de la poésie.
Quand je lui posais des questions par rapport à mon travail pour ma maîtrise sur le soufisme, je n’avais jamais de réponse. Je posais des questions concrètes, celles d’un étudiant, et j’avais toujours des réponses décalées et je comprenais sa réponse deux ou trois jours après. Il fallait un temps de réflexion. Tout ça pour dire que c’est lui qui m’a fait réaliser qu’il fallait dans sa vie d’homme et d’humain finalement, aller vers des choses imperceptibles. C’est peut-être mystérieux et mystique mais j’aime l’idée que la photographie puisse m’apporter certaines réponses : des réponses concrètes, une image, mais aussi des réponses liées à un mystère ou une forme de poésie qu’il peut y avoir en moi-même ou chez les autres. C’est la photographie qui m’a servi à faire ce lien.
La photographie comme révélateur ?
Un révélateur, oui. J’ai démarré par la photographie argentique et il y a énormément de similitudes dans les lexiques de la photographie et de ces voies spirituelles. On parle effectivement de révélateur dans les bains chimiques, mais on est dans une chambre noire avec une lumière rouge. L’apparition d’une photographie quand on est jeune photographe, grâce au process du révélateur, c’est de l’ordre de la magie.
Vous aviez 24 ans quand vous avez réalisé votre premier travail photographique en pays Dogon en 1998.
C’est concomitant de l’époque où j’ai commencé à faire mes premiers tirages photo en laboratoire. Il y a une forme d’exercice empirique réel sur l’acte photographique. Ce n’était pas juste le fait d’appuyer sur le déclencheur, il y avait tout un processus de construction d’une image avec des étapes successives, et j’ai commencé véritablement à m’intéresser au monde de la photo, à certains photographes, à comment on pouvait lier aussi photographie et voyage. J’ai été dans une forme de réflexion, et le plus important, ça a été que j’ai été séduit par le pays Dogon et le mystère que j’ai pu percevoir sur place. J’ai voulu à ce moment-là en rapporter quelque chose et le montrer en public. C’est la différence entre faire des photographies pour soi et la volonté de transmettre ce qu’on a vécu à un public. Ça a été un moment charnière.
La photographie est-elle une manière de raconter ?
Comme un livre, d’où le lien avec la littérature. Quand je fais de la photographie, c’est très narratif, je raconte une histoire. Je ne fais pas que de la photographie pour moi. J’ai ce besoin de transmettre d’où la différence avec certains photographes qui sont dans une démarche plus conceptuelle. Ce qui est important pour moi, c’est de témoigner d’un vécu.
Est-ce un travail que vous avez réussi à exposer, à montrer comme vous le souhaitiez ?
Pas du tout. C’est encore les mystères de la vie d’un photographe. C’est-à-dire qu’il y a des travaux, surtout en argentique finalement, qui restent un peu dans l’oubli et dans les archives, et qui attendent une mise en lumière, soit du fait de l’actualité, soit du fait d’une rencontre avec quelqu’un, pour pouvoir être montrés. Ça peut durer des années, des décennies, mais ce travail, pour l’instant, est resté tapi dans l’ombre.
On peut prendre l’exemple de votre travail sur la Syrie qui date de 2002 et qui est ressorti quinze ans plus tard.
Ce travail, effectivement, a été publié en 2017. Il est toujours d’actualité puisqu’il est beaucoup exposé. C’est un boulot un peu mystérieux pour moi à plusieurs égards. On est toujours un peu dans le mystère d’un travail qui nous échappe. À savoir qu’au départ, j’avais été invité par un festival de photographie qui avait lieu à Alep, qui je crois n’existe plus ou de manière résiduelle. Ce que j’aime bien, c’est la distance entre l’idée de ce qu’on va photographier et toute l’itinérance. L’itinérance a pour moi autant de sens que d’être devant l’objet à photographier. J’avais fait le choix de partir par la route de Marseille jusqu’en Syrie. Je suis passé par la Turquie et des zones qui sont malheureusement meurtries actuellement.
Ce travail est resté dans les archives sous la forme très innocente d’un carnet de voyage, fait à l’époque en argentique, parce que le numérique n’existait pratiquement pas, et qui est ressorti des années après grâce à la rencontre d’une personne, à la réalisation d’une exposition et d’une édition chez Actes Sud. Les personnes sont fondamentales dans la carrière et le parcours d’un photographe. Dans ce cas, c’est Lionel Izac, administrateur pour le Centre des monuments nationaux, passionné en tant qu’archéologue par ces civilisations-là un peu meurtries, qui m’a proposé de faire cette exposition sur le site archéologique de Glanum. Il y a eu aussi une rencontre avec Actes Sud qui étonnamment, n’avait pas de livre photo sur la Syrie. Tout ceci dans un contexte particulier lié à une triste actualité. L’arrivée de Daesh et la destruction de tous les temples en 2014, 2015, a forcément donné une caisse de résonance à ce travail.
Ça peut aussi être, entre autres, un des intérêts de la photographie de documenter des zones du monde qui ont changées.
Exactement. Sauf qu’à l’époque, quand j’ai fait ce reportage, je ne pouvais pas pressentir qu’une actualité de ce type allait advenir. C’est souvent le cas pour des travaux qui peuvent, sous le fait de l’actualité, ressortir. On a l’exemple avec l’Ukraine en ce moment.
J’ai découvert votre travail en 2012 avec la série sur le Palais Longchamp.
Dans la vie d’un photographe, en tout cas en ce qui me concerne, il y a deux types de manières de fonctionner. Il y a soit les boulots de commande qui sont tout à fait louables, soit il y a une envie de départ de travailler sur un sujet précis et de tout faire pour que le reportage puisse voir le jour, et dans le cadre du Palais Longchamp, ça a été ça.
Mes parents sont nés tous les deux à Marseille et j’ai toujours eu dans ma mémoire d’enfance, cette vision et cette image du Palais Longchamp qui servait de lieu de passage, de mariage et de célébration. C’est vrai que les Marseillais ne s’en rendent pas forcément compte, mais c’est un lieu qui a une force particulière. C’est une architecture tout à fait surprenante en plein cœur de ville et qui porte en elle une forme de majesté. J’avais envie de travailler sur le Palais Longchamp, de le célébrer finalement et j’avais rencontré à l’époque Odile Blanc, responsable de la mission Longchamp, qui m’a laissé carte blanche. J’ai donc pu y déambuler de jour et de nuit. J’avais les clés du Palais Longchamp, c’était extraordinaire.
C’est important pour moi d’avoir une relation tout à fait intime et personnelle avec le lieu que je photographie c’est-à-dire le territoire, et ça a été vraiment une relation presque charnelle avec le Palais Longchamp où je pouvais me rendre dans des endroits interdits au public, en sous-sol, etc. Ça a été une belle histoire et ma première histoire, je pense, dans le domaine de la pseudo commande finalement, parce que par la suite ça a donné lieu à pas mal d’expositions.
Au cours de cette histoire étonnante avec le Palais Longchamp, il y a eu un autre élément marquant. J’avais besoin à l’époque d’un regard extérieur, notamment par le texte. À l’époque, j’avais peu de modèles, mais j’étais très attaché à des personnalités, que ce soit des photographes, des architectes. J’ai soumis mon travail à Rudy Ricciotti qui était pour moi un architecte talentueux mais surtout une personnalité, et qui me semblait-il, avait un côté littéraire, une plume en tout cas pour décrire les choses. On a beaucoup échangé. On se téléphonait le soir, mais pour se parler de tout et de rien. Finalement une belle complicité s’est créée entre nous. Il a écrit la préface du livre, qui est un texte percutant à la Rudy Ricciotti, très élogieux, très beau.
Ce qui est important à certains moments, c’est d’avoir l’adoubement de personnalités pour légitimer le travail qu’on a fait, et qui le font sans obligation. Il se trouve que son fils, qui est ingénieur structures depuis des années et qui fait toute la partie ingénierie, m’achète assez régulièrement des photos, donc il y a toujours une connexion qui est restée, soit avec le père, soit avec le fils. Ça fait partie des belles histoires de rencontres humaines.
J’imagine que pour vous le livre photos est un support privilégié, on en revient au récit ?
On en revient effectivement au récit, à l’objet littéraire, à ce côté “gravé dans le marbre”. Le livre est le résultat d’un travail accompli, avec cette même volonté d’une restitution publique. Et puis c’est vrai qu’un livre pour un photographe -aucun photographe, je pense, ne me contredira- c’est le graal ! C’est la quintessence d’un travail qui va perdurer dans le temps parce que même s’il est rangé dans une bibliothèque, le travail est figé. Il existe avec ses imperfections, mais l’objet est là. Il pourra survivre à des gens par la suite alors que l’exposition, même si elle est très intéressante, est dans l’évanescence.
Le livre est-il un moyen de clôturer un chapitre ? Je fais référence à Huldufólk, votre travail sur l’Islande.
Alors oui et non. Il y a eu deux périodes. L’Islande, c’est une envie de travailler sur un sujet quoi qu’il en coûte parce qu’on y croit, et qui passe par des évolutions dans le temps. Il peut y avoir une première ébauche. Finalement, on rejoint un peu la littérature, la peinture. Finalement, c’est une esquisse de départ d’un travail, d’une volonté d’en faire quelque chose. Puis avec le temps, les années passant, on se dit mais est-ce que j’ai bien abordé le sujet ? Qu’est-ce que je voulais faire passer comme message ? Est-ce qu’il n’y a pas des lieux à côté desquels je suis passé, des personnes que je n’ai pas rencontrées pour pouvoir vendre correctement mon sujet ? J’ai cette capacité. On me connaît pour ça, d’un point de vue humain, je ne lâche rien. Quand je crois en quelque chose qui me tient à cœur, je vais laisser le temps au temps, mais je ne vais pas lâcher le sujet. En l’occurrence, pour l’Islande, effectivement, il y avait une première présentation à Art-cade en 2017, sous la forme d’ébauche, même si le sujet était déjà là : la relation avec le monde invisible.
Aujourd’hui le livre existe, mais je repars encore l’année prochaine. Il y a des zones encore reculées où je ne suis pas allé. J’ai ce ressenti de pouvoir fermer la boucle. Je n’ai pas la sensation d’être arrivé au terme du reportage. Effectivement, le livre ne clôture pas forcément un chapitre dans un reportage. Ça prend du temps.
Comment vous êtes-vous intéressé à l’Islande ?
Je me suis rendu compte par le biais d’un reportage d’Arte, que l’Islande est un pays ultra moderne, avec un PIB bien plus élevé que le nôtre, qui utilise la géothermie. Ils sont vraiment dans la modernité absolue alors que c’est un petit pays isolé. Ils ont malgré tout, gardé cette relation avec ce qu’on appelle le Huldufólk, c’est-à-dire avec l’invisible qu’on connaît par le biais du cinéma ou du conte : les elfes, les trolls, mais qui est véritablement pour eux quelque chose qui n’est pas anecdotique, mais qui fait partie de leur quotidien.
C’est-à-dire que quand un territoire est consacré par exemple par un médium, ils n’y touchent pas. Il y a une forme d’écologie ultramoderne, avec des territoires ultra-préservés. Ils ont gardé cette relation avec l’invisible et les croyances d’où mon attrait de départ. Je me suis renseigné et il n’y avait jamais eu de reportages photo là-dessus. Je me suis dit qu’il y avait une histoire à raconter. Maintenant j’arrive presque au bout du bout. Il me manque encore un voyage l’année prochaine.
Il y a eu une exposition à La Ciotat à la chapelle des Pénitents Bleus qui a permis de montrer une grande partie du travail. En 2024, il y a deux belles expositions prévues, dont une à la Chapelle de l’Observance à Draguignan qui est un très beau lieu. L’exposition va également montrer les tapisseries d’Aubusson dédiées à Tolkien. Ce sera une des rares fois où elles vont être montrées, je crois. La deuxième exposition aura lieu à la médiathèque Chalucet à Toulon et je suis en discussion avec l’ambassade pour pouvoir présenter ce travail en Islande dans un centre d’art contemporain.
Ce n’est donc pas fini ?
Non. Ça prend du temps. J’ai travaillé aussi en Asie, sur Hong Kong notamment, et à chaque fois je remarque que c’est sur des périodes de cinq ans. L’Islande, ça va faire mon cinquième ou sixième voyage. Hong Kong, j’y suis allé cinq ou six fois aussi pour faire un travail sur place. C’est une volonté d’obligation de résultat. Tout le monde me demande pourquoi je retourne encore là-bas. Ça circonscrit finalement les endroits.
Une dimension affective aux lieux s’instaure ?
Oui, puis j’ai vraiment besoin de traiter le fond. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas que la restitution plastique des images. C’est d’avoir réussi par le biais des images à avoir touché le fond d’une histoire. On rejoint encore le côté narratif qu’on peut avoir en littérature.
Finalement, c’est un fil qui est tiré entre mes débuts en Afrique où on est presque sur la croyance, sur l’animisme, jusqu’en Islande où ce sont les rochers qui s’expriment. En pays Dogon c’est pareil, tous les rites d’initiation sont liés à l’invisible et à l’imperceptible. Sauf que nous, dans le monde moderne occidental, on a eu un truc qui s’appelle la religion catholique qui nous a fait dire que le visible ça existe, et que le non visible c’est de l’ordre de la superstition. Finalement, ce n’est pas si simple. Quand on voyage un petit peu en Afrique, en Asie, en Inde, on se rend compte que tout ça c’est très relatif.
Je trouve qu’il y a un autre fil entre tous vos travaux, c’est la notion de monument ou de patrimoine, qui peut être d’ordre architectural comme le Palais Longchamp ou d’ordre naturel, avec les rochers en Islande. Vous avez également photographié des forts militaires en 2020. Était-ce une commande de la DRAC ou un projet personnel soutenu par la DRAC ?
Au départ, c’était une démarche personnelle liée à plusieurs facteurs. J’avais un grand-père chasseur alpin qui a certainement été dans un de ces forts isolés de montagne et qui me racontait quand j’étais petit ses histoires de captivité, de combat. Ça a dû nourrir mon imaginaire. Puis ce qui m’intéresse, ce sont les forts isolés. Le fort est un prétexte, ce qui m’intéresse, c’est l’histoire qu’il y a derrière tout ça. Ce sont les hommes qui y ont vécu, qui ont ressenti le froid, la peur, l’attente. Ces forts ont été construits par utopie humaine, pour attendre un ennemi qui souvent ne venait pas. Je suis un photographe qui travaille à l’instinct. Quand je photographie, je peux être dans un état second, je ressens des choses. Quand j’étais dans ces forts, je me suis mis à la place des soldats qui y ont vécu dans des conditions très hostiles. C’est le fort qui est au centre du sujet, mais l’humain est en filigrane, même s’il n’est pas montré, il est là, il est présent.
Pendant cinq ans j’ai travaillé sur ces forts d’altitude. Il faut bien imaginer que ce sont des forts isolés, difficiles d’accès. Il y a toute une préparation de départ, de recherche, de cartographie et de documentation. Après, je soumets mon projet à une institution pour financer le projet. Je ne peux pas me permettre de l’autofinancer et j’ai eu la chance pour l’instant de croiser des personnes sur ma route qui m’ont accompagné. Pour ce projet ça a été la Drac Paca et notamment Robert Jourdan, qui était l’ancien conservateur régional des Monuments historiques et qui avait cette ambition de faire un travail photo sur les forts. Toutes les planètes se sont alignées et son idée était de faire une campagne photographique, mais en ayant carte blanche finalement, comme la DATAR. Il m’a fait confiance pour photographier tous ces forts sur le périmètre franco-italien. Voilà comment est née cette histoire.
Vous voyagez seul sur ce type de projet ?
Très rarement, pour plusieurs raisons. Premièrement, pour des questions de sécurité. Quand j’étais dans le fort de Tournoux par exemple, j’ai vu des pans de murs s’effondrer à côté de moi. On est toujours à deux ou trois maximum. J’ai proposé à des amis un peu aventureux de m’accompagner. Seul, je ne peux pas me le permettre.
Cette dimension patrimoniale aussi qu’on retrouve dans beaucoup de vos travaux, c’est quelque chose dont vous avez eu conscience rapidement ?
Oui, parce que je pense que le patrimoine est important. Il y a une vraie histoire entre photographie et patrimoine qui fait partie de l’histoire de la photographie. Ce n’est pas si évident que ça de photographier un patrimoine finalement, non pas de sublimer, mais d’en apporter une version personnelle. On est souvent dans la photographie plutôt documentaire, mais en faire ressortir une ambiance ou une âme, ce n’est ni fréquent ni facile. Il faut vraiment entrer en connexion avec le patrimoine. C’est la relation avec un élément vivant dans la durée qui m’intéresse. Ça peut être un paysage, ça peut être un patrimoine inscrit dans le paysage, mais c’est une relation solitaire entre l’objet photographié et moi. C’est quelque chose qui me correspond tout particulièrement, plus que l’histoire liée à cet habitat ou à ce patrimoine, qui est au demeurant très intéressante.
Au-delà du patrimoine, il y a aussi dans vos images, une confrontation entre passé et présent très perceptible. On dit de votre travail que c’est : “une photographie de l’oxymore où les contraires se rejoignent”.
C’est un peu ça. Dans mon travail sur la Syrie, les photos sont difficiles à dater. Ce sont des photos récentes. 2002 ce n’est pas si ancien, mais sur certaines images, on pourrait se croire dans les années 1950 ou 1960. J’ai peut-être aussi dans ma manière de photographier, une manière de soustraire un peu ce que je photographie au temps. On est dans un espace-temps qui est la relation que j’ai entre mon temps à moi et le temps du paysage. On peut parler aussi de contraires, dans le sens ou je fais une photographie qui est plutôt poétique sur des sujets qui ne le sont pas forcément. Pour Forts des confins, qui est quand même un sujet au départ plutôt ardu, d’un point de vue historique et d’un point de vue architectural, j’essaie d’en rapporter une forme positive et poétique pour montrer que finalement les choses ne sont pas non plus figées dans leur identité architecturale.
Vous les restituez dans leur environnement.
Exactement.
Pouvez-vous me parler de votre travail sur Hong Kong ?
C’est un travail important et complexe. On parlait tout à l’heure de l’importance de la rencontre dans le parcours d’un artiste, qu’il soit photographe, écrivain, peintre. Parmi les personnes clés, je dois citer Philippe Bélaval, qui était alors président du Centre des monuments nationaux, devenu maintenant le conseiller culture d’Emmanuel Macron. C’est quelqu’un d’une grande simplicité. On s’est vu à son bureau à l’hôtel de Sully, à Paris et il a été très intéressé par ma manière de photographier le patrimoine. Quelques temps après notre rencontre, je reçois un appel à projets.
Je me souviens, c’était un 31 décembre et je me suis demandé si c’était une blague. Evidemment non. C’était un appel à projets du Centre des monuments nationaux pour photographier Paris de nuit. Je regarde ça un peu dubitatif en me disant que je n’aurais aucune chance contre les photographes parisiens, mais j’ai été sélectionné. J’ai eu la réponse quelques jours plus tard. Le problème, n’étant pas parisien, c’était de photographier en deux mois les 17 principaux monuments parisiens. Ces photographies ont été présentées à Hong Kong, sur ce qu’on appelle l’Avenue of Stars, en quelque sorte leurs Champs-Élysées. Ça a été ma première rencontre avec le continent asiatique proprement dit et Hong Kong. J’ai fait une exposition que je ne referai plus jamais de ma vie, complètement folle. Il faut imaginer que les expos en Asie, c’est démesuré. Il y a eu 700 000 visiteurs en trois mois ! J’ai eu véritablement un coup de cœur pour cette ville et j’ai décidé de m’y rendre de manière régulière.
À l’époque, ce n’était pas véritablement Hong Kong, mais ce sont plus particulièrement les enclaves urbaines qui m’intéressaient. Des îlots historiques préservés au cœur de cette mégalopole à la Gotham City, qui restaient des petits embryons de vie. Ce projet a duré cinq ans. Ça a été complexe, forcément, parce qu’il a fallu aller sur place, trouver un soutien logistique et financier. L’ambassade de France m’a beaucoup aidé à démarrer ce projet, qui a donné lieu à une exposition dans l’une des plus grosses galeries de Hong Kong, F22 foto space, avec un photographe Hongkongais, Yann Kallen. L’idée c’était d’avoir un regard intérieur et extérieur sur la ville.
Est-ce un travail que vous aimeriez montrer en France, en Europe ?
Je ne l’ai jamais montré en France. Évidemment, c’est intéressant d’un point de vue architectural, urbanistique. Il y a toute une réflexion autour de ça. C’est un travail plutôt plastique par rapport à ce que j’ai fait précédemment, mais c’est un travail qui pour l’instant n’a pas eu son heure d’existence.
J’ai l’impression que vos travaux personnels et vos commandes se rejoignent de plus en plus sur cette question du patrimoine.
Il y a le patrimoine, il y a aussi des projets que je pourrais qualifier d’utopiques, qui ne verront peut-être pas le jour, mais qui sont des projets qui me tiennent à cœur et qui nécessitent un soutien financier. La géopolitique actuelle n’est pas évidente, entre le Covid et les différents conflits. On ne peut pas aller n’importe où avec la même facilité, mais c’est vrai qu’il y a au fil du temps un lien qui reste, qui est plutôt lié à la notion de territoire finalement. Un territoire délimité, construit, habité et qui a une histoire. Un territoire qui a quelque chose à dire.
Quels sont vos projets ?
J’ai la chance de vivre de la photo, ce qui n’est pas évident. Quand j’en parle avec des collègues photographes, il y a des hauts, des bas, c’est vraiment ça aussi, c’est un parcours en montagnes russes.
C’est quelque chose que vous avez pu mettre en place dès le début ?
C’est quelque chose qui tient la route depuis une quinzaine d’années entre des projets que j’impulse et qui sont par la suite soutenus, et des travaux de commande. J’arrive à garder une certaine stabilité, avec une projection sur un an ou deux ans, ce qui est plutôt bien sachant que je ne suis pas salarié. Tout peut s’arrêter du jour au lendemain, j’en suis bien conscient et c’est ce qui me plaît aussi. Après, j’ai de plus en plus d’expositions qui tournent, à un rythme de trois ou quatre par an.
La vente de vos œuvres constitue-t-elle une source de revenus ?
C’est un sujet particulier pour moi. Je suis en train de me remettre en question. J’ai fait une erreur dans mon parcours que n’ont pas fait d’autres photographes. Je suis en train d’essayer de corriger le tir. J’ai beaucoup exposé, entre 100 et 150 expositions et je ne me suis jamais vraiment penché sur la notion d’acquisition de mes œuvres. J’ai encore le temps de m’y pencher, il est temps que je fasse un point là-dessus, mais ça fait partie des plans d’action que je suis en train de mettre en place. Pourquoi ? Il y a le côté financier évidemment, mais il n’y a pas que ça. Il y aussi la préservation d’un travail personnel.
J’ai un travail qui me tient énormément à cœur depuis des années, sur Michel Pacha, un ingénieur qui a construit tous les phares de l’Empire ottoman et qui a eu le titre de pacha à l’époque. Tous les phares sont encore debouts et aucun travail photo n’existe dessus. L’Empire ottoman, c’est énorme, c’est la Grèce, la Turquie, parfois des zones un peu complexes et hostiles actuellement. Ces constructions liées aux territoires mériteraient d’avoir un regard photographique contemporain puisque les phares sont concernés par les questions environnementales. Avec l’érosion et la montée des eaux, certains peuvent se retrouver dans le jardin d’une maison, de manière incongrue. Il y a aussi la symbolique du phare, lumière guidant les âmes perdues dans la nuit, qui m’intéresse tout particulièrement. Je ne sais pas si ça se fera un jour, mais j’y travaille.
Quand allez-vous clôturer Huldufólk ?
Normalement c’est pour l’hiver prochain parce que j’ai besoin d’avoir de la neige et de ressentir le côté tellurique des choses. Il me manque une petite boucle à faire. Sinon j’ai un projet qui doit démarrer en Sardaigne. Il s’agit d’un vaste hôtel à l’abandon, avec encore tout le mobilier d’époque. Un hôtel extraordinaire sur un escarpement rocheux, très romantique finalement. C’est un complexe hôtelier gigantesque, et qui a une histoire, une âme. On retrouve toujours mon envie de travailler sur l’histoire des lieux. C’est un hôtel qui a servi de décor à un film très peu connu en France, Boom. Il a été le théâtre de la dernière histoire d’amour entre Richard Burton et Liz Taylor, un couple très tumultueux.
Ma prochaine exposition, sur les fortifications militaires, aura lieu au Musée Muséum départemental des Hautes-Alpes à Gap, l’été prochain, sur une période de huit mois. Puis elle sera présentée en 2024 à la forteresse de Salses à la frontière espagnole. Des projets d’expositions attrayants dans des lieux sympathiques !