Franco Zecchin L’ordre des choses
Photojournaliste engagé, Franco Zecchin a photographié la Sicile durant les années de guerre de la mafia (1975-1994). En s’intéressant aux peuples nomades, et plus généralement aux rapports des hommes à leurs territoires, il oriente son travail vers une approche sociale.
Propos recueillis par Christophe Asso
Franco, j’aimerais pour commencer l’entretien, que vous me disiez quel a été votre premier contact avec la photographie.
Je suis né à Milan et je me rappelle que mon premier contact avec la photographie était quand j’étais tout petit. Je ne me rappelle plus quel âge j’avais, peut-être huit ans. J’avais une cousine qui était beaucoup plus âgée que moi. Pour mon anniversaire, elle m’avait donné un tout petit appareil photo, très joli. Il était mécanique, avec le film dedans. Il n’y avait rien à régler, juste déclencher et faire avancer le film. Je me suis pas mal amusé avec cet appareil photo. J’ai pris mes premières photos que j’allais faire développer dans le magasin dans la rue. Ce n’était pas mal comme résultat. C’était juste faire un cadrage, de prendre des choses comme ça, des personnes, etc.
Ensuite, quand j’étais au lycée, j’étudiais la physique nucléaire. J’étais dans une classe où il n’y avait que des garçons. En face, il y avait un autre bâtiment dans lequel il y avait une école d’art, de graphisme, de publicité, où j’avais un ami qui étudiait. Parmi les différentes matières qu’il étudiait, il y avait la photographie.
D’abord, il faut dire que cette école était beaucoup plus ouverte que la mienne. C’étaient les années 1969. Je sortais en cachette de mon lycée pour prendre des cours dans la classe de mon ami. Le professeur de photographie acceptait que je suive les cours sans être inscrit dans son école mais je ne pouvais pas utiliser le matériel mis à disposition des élèves. C’est là que j’ai commencé à faire du laboratoire. Après, avec mon ami, on a continué, on a fait des petits reportages. On allait au marché pour photographier les étals, les maraîchers. Ensuite, on tirait les photos et on y retournait la semaine d’après pour proposer l’achat de ces tirages aux gens. C’était une jolie façon de payer les frais mais aussi d’avoir un minimum de retours.
On allait aussi photographier des passionnés de moto, sur des circuits où il y avait des motocross, mais de façon très amateur. Toutefois, il faut dire que j’ai fait tout ça sans avoir de vraies difficultés au niveau technique parce que pour la chimie, j’avais un peu de pratique à l’école. Je savais comment doser les composants, comment garder les liquides à certaines températures, et cetera. D’autre part, j’avais aussi des facilités pour la prise de vue mais la photographie était une expérience parmi d’autres. J’avais 16, 17 ans, j’étais curieux et j’avais plusieurs centres d’intérêt, donc j’ai appris à faire des photos comme ça.
Finalement, ma passion principale, c’était le théâtre. Quand je me suis un peu libéré des études, c’est à travers ça que je suis revenu à la photo. Le théâtre est important parce que c’est une expérience formatrice qui a été très utile dans mon travail de photographe. Je continue un peu avec le théâtre, mais je le faisais de façon très intensive entre 20 et 22 ans. Ce qui m’intéressait le plus n’était pas tellement la mise en scène, le spectacle, mais plutôt l’expérience des interactions dans un groupe, au niveau des émotions, des improvisations, de la communication non verbale. Bien sûr, ça m’a beaucoup servi après.
Pour la photographie ?
Pour la photo, pour le genre de photos que j’ai fait après. Je me suis trouvé plusieurs fois dans des situations assez difficiles du point de vue de la communication, parce que je ne partageais pas la même langue que le milieu où j’étais. Puis aussi, à cause de l’agressivité ou de la violence. Le théâtre m’a beaucoup servi pour sortir de situations de crises immédiates mais aussi pour instaurer un rapport avec les gens qui allait au-delà de la parole, qui était plutôt basé sur l’interaction physique, une sorte de présence, mais psychique aussi.
J’ai participé à des ateliers qui étaient organisés par le directeur de théâtre polonais, Jerzy Grotowski. Il était, à ce moment-là, une des figures importantes du théâtre contemporain international. Il avait organisé, avec la Biennale de Venise, une série d’ateliers résidentiels où on pouvait s’inscrire ou se proposer, parce qu’il y avait beaucoup de monde et pas beaucoup de places. Je me suis proposé et finalement, j’ai été choisi. On était à peu près une trentaine de personnes qui venaient de différentes parties du monde. Il y avait des Italiens, mais aussi beaucoup d’étrangers, non seulement des Européens, mais également des Japonais, pour te dire, des gens qui venaient vraiment de très loin. On a passé presque un mois dans une résidence qui était volontairement fermée, une villa à l’intérieur des terres de Venise où on vivait en communauté. C’était une expérience qui n’était pas vraiment du théâtre. C’était plutôt une forme de recherche sur soi-même et sur la façon d’être avec les autres, pour essayer de dépasser les limites et créer des situations artificiellement poussées à l’extrême.
C’était quelque chose qui partait du théâtre, mais dont l’intention allait bien au-delà. C’est au cours de cette expérience que j’ai rencontré Letizia Battaglia. Elle venait de Palerme et était aussi intéressée par le théâtre. Puis, elle est rentrée à Palerme et moi à Milan. Au bout de quelques mois, je suis allé la rejoindre pour vivre avec elle à Palerme. Ça faisait un peu moins d’un an qu’elle avait commencé à travailler comme photographe pour le quotidien local, le journal L’Ora. Elle devait aussi coordonner un groupe de photographes et avait besoin de gens qui travaillent avec elle. Comme je connaissais un peu la photo, j’ai commencé à travailler avec elle.
Tout de suite, je suis rentré dans ce travail qui, surtout à ce moment-là, demandait un engagement personnel très fort. On a tout de suite commencé avec Letizia à développer une forme d’autonomie par rapport au journal. D’abord, on n’appartenait pas au journal et heureusement on gardait la propriété des droits d’utilisation de nos photographies et les négatifs. On donnait juste au journal des tirages pour faire face à la demande d’illustrations. C’était un journal du soir qui donnait des espaces à la photographie. En plus, c’était un journal d’opposition qui était financé par les parti communiste italien, même si l’organe du parti communiste, c’était L’Unità. C’était juste un journal local d’opposition qui était un peu la voix de la gauche. L’autre, le journal du matin, c’était Il Giornale di Sicilia qui était un journal plutôt allié au pouvoir en place, c’est-à-dire lié aux intérêts de la mafia. Ils étaient moins critiques, surtout, par rapport à la gestion politique métropolitaine, citoyenne et régionale. L’Ora était très critique, donc antimafia aussi. Il faut dire que la mafia s’allie toujours avec le pouvoir existant. Là, c’était la démocratie chrétienne. Après, il y a eu les socialistes et elle s’est alliée avec les socialistes. Pour revenir à l’activité de photographe, avec Letizia, je suis entré dans ce groupe de photographes et j’ai commencé à le gérer avec elle.
Qui s’appelait Informazione Fotografica.
Ce nom, justement, c’était pour se distinguer. On n’était pas les photographes du journal L’Ora, on était Informazione Fotografica, même si souvent les gens nous associaient au journal. Ce n’était pas toujours facile à porter parce qu’on n’avait aucun contrôle sur l’utilisation de nos photos dans le journal. On était parfois appelé à s’expliquer et on nous portait des intentions qui n’étaient pas les nôtres. L’utilisation d’une photographie peut être complètement orientée par un titre et un texte.
Vous n’aviez aucun contrôle sur l’utilisation des images ?
Pas du tout. On était dans un conflit permanent avec la rédaction du journal. On faisait face à la demande mais on n’acceptait pas de ne pas être consulté avant l’utilisation de la photographie. Parfois, la façon dont ils utilisaient la photographie n’était pas respectueuse du cadrage et du contenu. Ils pouvaient, avec un titre, complètement déformer le sens journalistique qu’il y avait derrière. C’est toujours comme ça. Il faut considérer les photographes dans le photojournalisme comme un élément d’une chaîne de production.
Le photographe, c’est lui qui est en première ligne et qui doit interagir avec l’actualité. C’est son interprétation de la chose qui est à recontextualiser dans la ligne éditoriale du journal, et qui s’adresse à un certain type de lecteurs. On est encadré par ça. Le photographe est un élément d’une chaîne d’information bien orientée. On ne se fait pas d’illusions sur ça. Par contre, on réalisait qu’on avait dans les mains du matériel photographique qui avait d’autres potentialités que celles qui pouvaient être exploitées dans le journal.
Je ne parle pas seulement du journal L’Ora parce qu’à un certain moment, assez vite, on est devenu une entité autonome du point de vue de la production et de la diffusion. On pouvait publier dans la presse nationale et internationale, sur le New York Times, sur Stern, sur le Figaro Magazine, sur les grands supports de la presse internationale mais on continuait à travailler pour un petit journal de province qui n’avait aucune culture photographique et qui méprisait notre travail. C’était une situation assez contradictoire.
On a commencé à avoir aussi de plus en plus d’ intérêt pour la photographie pas seulement liée au photojournalisme. Dans les années 1980, on allait au Festival d’Arles, par exemple. C’était l’occasion, d’abord, de sortir de la Sicile parce que c’était un travail assez intense. Du point de vue émotionnel, ce n’était pas facile. On allait à Arles et on y rencontrait les photographes italiens, européens, et extérieurs à l’Europe, c’était tout à fait une autre ambiance par rapport à aujourd’hui. Récemment, j’ai regardé un peu les archives de ces années-là. J’ai des photos avec Marc Riboud, avec William Klein, avec Mary Ellen Mark. On prenait le café ensemble. On rencontrait des gens et on revenait à Palerme avec la tête pleine d’idées. C’est comme ça qu’on a décidé de fonder un Centre de Photographie à Palerme en 1982. On a loué un petit espace qu’on a aménagé en galerie. C’était tout à fait artisanal. C’est moi qui ai bricolé les étagères, les lumières, le câblage électrique, etc. C’était la première galerie photo au-dessus de Rome. Joan Fontcuberta et Will Mc Bride étaient parmi les premiers à y être exposé. On a ouvert une petite librairie aussi. Tout était bénévole et c’était économiquement à perte. On payait un loyer, un abonnement électrique. On faisait une exposition chaque mois. C’était tout comme ça. On n’avait aucune contribution publique, aucune vente de photographies. On vendait quelques livres, mais ce n’était pas du tout suffisant.
De 1986 à 1990, on a fait aussi un journal mensuel qui s’appelait Grandevù, Grandezze e bassezze della città di Palermo. C’était un journal où on mettait plein de photographies dedans. Le format était hors normes, et ne rentrait pas dans le kiosque des journaux. Surtout, c’était un espace libre où on mettait nos photos, et aussi celles des autres. Pour montrer la photographie au-delà de l’actualité, même si, parfois, il y avait un lien. C’était un journal satirique. Pour te dire, la dernière page était réservée au “Bellolampo d’oro”. Bellolampo, c’est le nom de la décharge publique de Palerme. Donc, le Bellolampo d’oro était décerné au politicien qui, dans le mois, s’était selon nous distingué pour être le pire en termes d’écologie ou d’écologie politique, dans un sens plus large.
Pouvez-vous me parler du centre de documentation Giuseppe Impastato ?
En 1978 les Brigades rouges avaient séquestré Aldo Moro qui était le président du parti de la Démocratie chrétienne, le premier parti politique italien. Il était favorable à une ouverture avec la gauche pour pouvoir gouverner ensemble. Dans le jargon politique italien, on l’appelait “Compromesso storico”. À l’époque, on était encore dans la Guerre froide. L’Italie était un bastion de l’OTAN, inséré dans la Méditerranée. C’était une épine au milieu, entre les non-alignés de l’Afrique du Nord, comme l’Égypte, la Libye, l’Algérie, et de l’autre part, la Yougoslavie et tout le bloc de l’Est. Il y avait des bases militaires avec des bombes nucléaires en Sicile.
D’ailleurs, la Sicile continue à jouer un rôle important dans la stratégie guerrière internationale. Elle a été le premier pays libéré par les alliés et il y avait une sorte de pacte entre les services secrets italiens et américains, une cellule clandestine qui s’appelait Gladio et qui était prête à intervenir pour faire un coup d’État dans le cas où l’Italie serait passée à gauche. Les partis communistes italiens étaient, au niveau de l’importance numérique, les plus grands partis communistes de l’Europe occidentale. Il y avait donc cette force qui pouvait prendre le pouvoir et qui était secrètement empêchée par le fait qu’il y aurait eu un coup d’État, comme pour le Chili d’Allende, avec l’assistance de la CIA.
C’était donc le moment où les Brigades rouges avaient kidnappé Aldo Moro. Dans la stratégie des Brigades rouges, les compromis cassaient la révolution. Ils étaient contre les réformistes, un peu comme dans tous les radicalismes de ce genre-là qui deviennent facilement des formes d’extrémisme qui tombent dans le terrorisme. Un jour, on a retrouvé le cadavre d’Aldo Moro à Rome dans une voiture.
Le même jour, Giuseppe Impastato a été tué en Sicile, près de Palerme, sur le chemin de fer qui reliait Palerme à Trapani à la hauteur de Cinisi. C’était un élément de la gauche extra parlementaire. On l’appelait comme ça parce que c’était vraiment une ultragauche. C’était quelqu’un qui dénonçait, à travers une radio privée, la mafia de sa ville, qui n’était pas du tout une petite mafia. Au contraire, le boss mafioso était Gaetano Badalamenti qui gérait le trafic d’héroïnes entre la Sicile et les États-Unis. À l’époque, il y avait cette importation de morphine-base qui venait d’Afghanistan, du Pakistan et d’Iran, avec des canaux illégaux, des échanges d’armes, etc. Les drogues étaient raffinées en Sicile avec la supervision de chimistes marseillais qui avaient le savoir-faire. Une fois raffinées, elles étaient embarquées dans l’aéroport de Palerme, qui est tout près de Cinisi, pour les États-Unis, avec un retour de valises de dollars.
Giuseppe Impastato était devenu la cible de la mafia. Au moment où on découvre le cadavre de Moro à Rome, on découvre aussi le corps d’Impastato, qui a sauté sur le chemin de fer avec de la dynamite, en simulant un attentat. Tout de suite, l’affaire a été classée par la gendarmerie et la magistrature, comme un suicide.
On ne comprenait pas pourquoi quelqu’un qui doit se suicider va se faire sauter sur le chemin de fer, le jour avant les élections où il est candidat. D’ailleurs, il a été élu, même mort. C’était tellement affreux cette histoire que tout de suite, avec un groupe d’amis et de militants, on a décidé de créer un centre. À l’époque, le principal but était de faire rouvrir l’enquête pour homicide.
On a engagé un expert qui travaillait pour les tribunaux, qui avait un statut et une légitimité pour faire des relevés sur place. Dans un cabanon, quelques mètres à côté du chemin de fer, on a trouvé des traces de sang qui étaient du même groupe que celui de la victime. C’était évident qu’il avait été kidnappé, tué là-dedans, puis emmené sur le chemin de fer pour simuler l’attentat. Finalement, tout ça a été pris en considération par la magistrature qui a rouvert l’enquête. Plus de 20 ans après, on est arrivé à un procès avec la condamnation des gens qui ont commandité l’homicide. C’était le premier acte depuis la fondation de ce centre. On a continué l’idéal de Giuseppe Impastato qui dénonçait la mafia, pas seulement à la radio, mais aussi en faisant des expositions photographiques avec des panneaux pour montrer ce qui se passait sur le territoire.
D’ailleurs, il y avait une exposition d’Impastato qui était prévue et que vous avez finalisée.
Oui, elle s’appelait Mafia Territorio. Je me rappelle que je suis allé dans différents lieux qu’il avait photographiés pour les rephotographier parce qu’on avait perdu les négatifs. Dans cette exposition, il dénonçait les différentes activités de la mafia sur le territoire. Par exemple, je suis allé reprendre les photos d’une autoroute qui faisait un virage qui n’était pas nécessaire, en réalité pour éviter une villa, et qui avait coûté trois milliards de lires. Pour le premier anniversaire du meurtre de Giuseppe Impastato, on a organisé la première manifestation nationale contre la mafia. C’était une première absolue et on a commencé à organiser des expositions pour dénoncer la mafia.
Ça a été un déclencheur ?
Oui.
Dès votre arrivée à Palerme, en 1975, vous aviez avec Letizia Battaglia la volonté de dénoncer ?
Non, c’est une chose qui a mûri sur place. Je suis allé à Palerme parce que d’abord, je détestais Milan et en plus, je voulais être avec Letizia. Palerme m’allait très bien comme lieu. C’était l’antipode de Milan, comme mentalité et cadre de vie. Après, c’est le travail dans le photojournalisme durant ces années-là qui a fait mûrir cet engagement social et surtout la prise de conscience du pouvoir qu’ont les images de communiquer et dénoncer. Ce qui n’était pas du tout exploité dans les journaux. C’est une forme d’autonomisation et de prise en charge aussi de la communication faite avec la photographie. C’est très important du point de vue de la maturation, parce qu’à partir de ce moment-là, ma façon d’interagir avec l’actualité photographiée a changé aussi.
Il y a une forme de narration journalistique qui est pré-figée, que tous les photojournalistes connaissent par métier et qui est un peu brutale par rapport à la réalité. La photo verticale, c’est la couverture, et l’horizontale, c’est la double-page. Le photojournaliste, pour que son travail soit vraiment rentable, doit raisonner dans cette cage narrative. Nous, on était complètement en dehors, on était sorti de ça. On faisait ça par besoin alimentaire, parce qu’on n’avait pas d’autres ressources. Cependant, l’intérêt primaire était de se placer sur une sorte de rapport avec la réalité, en enregistrant à travers la photographie et en interprétant aussi, qui était fait pour plusieurs formes de restitution, plutôt d’ordre militant, donc encadrée dans un autre profil narratif.
L’exposition.
L’exposition, la projection, la publication aussi. Le travail sur la Sicile a été très important pour moi, très formateur. C’était une sorte de catapulte qui nous a projeté au niveau international. On était des références dans le champ du photojournalisme. Il faut dire qu’à ce moment-là, dans les années 1980 et 1990, la mafia sicilienne était au centre de l’attention. C’était un des éléments de l’actualité internationale, donc il y avait des journaux, des magazines, des télévisions qui envoyaient des journalistes. Ces derniers tombaient sur nous parce que nous avions déjà eu des rapports avec l’international. Nous parlions trois langues : l’anglais, le français et l’italien. Donc, on pouvait servir de fixeurs, pour combiner des rendez-vous avec la police, les politiques, les magistrats et avec le mouvement antimafia aussi, les entrepreneurs. C’était selon l’orientation du reportage de l’envoyé spécial qui arrivait. D’autre part, on avait un dossier mis à jour en permanence parce que quand tu parles de ce phénomène-là, tu ne peux pas t’arrêter au dernier événement, il faut que tu remontes un peu dans l’histoire. On avait toute l’histoire déjà prête, donc c’était un centre de ressources pour les magazines et les télévisions.
Vous connaissiez bien le sujet !
Oui. D’un point de vue professionnel, c’était un grand avantage d’être là et de voir tout ça. Bien sûr, on avait développé ça aussi, c’est-à-dire que j’avais tout mis en ordre, rangé dans des boîtes selon plusieurs critères. Dès que quelqu’un arrivait, on pouvait tout de suite lui montrer les choses de façon organisée, cohérente, pour l’aider à s’orienter dans sa démarche. C’est comme ça qu’on a travaillé et publié pour les plus grands journaux.
Par rapport au travail sur la mafia, l’idée avec la photographie était de construire une mémoire en opposition à l’omertà, à l’oubli.
Nous avions, en tant que photographes et journalistes, accès à tous les niveaux de la société sicilienne. Nous avons eu l’occasion de rentrer dans les palais du pouvoir, dans les salons de l’aristocratie ou de la haute bourgeoisie pour prendre des photos lors de réceptions. La Sicile est une région autonome, avec un Parlement, comme le Parlement de Rome. Les élus de la région sont des parlementaires, donc ils peuvent légiférer, mais pas contre la loi nationale. Ils ne sont pas en contradiction, mais ils peuvent faire des lois qui ont une valeur sur le territoire régional.
Nous avions accès aussi aux bureaux des magistrats, de la police, aux tribunaux, lors des procès, aux scènes de crime, aux écoles dans les quartiers populaires qui étaient dans des situations désastreuses. Nous avions un regard transversal qui était finalement assez rare. Même dans le champ journalistique, chaque journaliste est spécialisé dans son secteur, donc il n’est pas porté à tout connaître. De plus, notre regard était enregistré à travers l’image. On avait ce matériel qui était tout à fait précieux dans un certain sens.
Tu ne peux pas isoler les phénomènes de la mafia du reste. Tout était lié, tant avec l’économie qu’avec le pouvoir politique, la gestion du territoire et les choix qui étaient faits. C’était une question de mentalité, si on peut le dire. L’idée qui était véhiculée par la mafia ou par le pouvoir, c’était que la mafia aidait les pauvres gens, en leur donnant les services que l’État n’était pas en capacité de donner. L’État prédateur. La deuxième idée véhiculée par la mafia était que la mafia ne touchait pas les enfants et les femmes, comme s’il y avait un code d’honneur, un respect de l’individu.
En réalité, l’État ne proposait pas de services parce que les mafiosos s’étaient entendus avec les administrateurs politiques pour ne pas le faire. Cela générait une main-d’œuvre potentiellement disponible pour n’importe quel service en échange de faveurs qui, sinon, n’existeraient pas. Pourquoi un jeune devrait-il risquer la galère, la prison s’il a le choix d’avoir un travail régulier, un appartement, des droits à la santé ? On voulait montrer comment, à travers cette vision d’ensemble de la société sicilienne, tout était lié. En dénonçant publiquement dans une période où on ne parlait pas tellement de mafia et où les gens avaient peur. Quand on est arrivé, on a organisé de façon tout à fait illégale, sans aucune autorisation, des expositions dans la rue qui était un coup de poing visuel. Les gens ont été assez étonnés de voir tout ça parce qu’ils avaient vu des photos dans les journaux, mais les voir toutes ensemble, leur permettait de faire des liens logiques entre les choses.
Puis, pour échanger aussi.
Dans ce sens-là, c’était essayer de contribuer à créer une pensée qui est contre l’idée de l’omertà, du silence et de la résignation. Une prise de conscience que la réalité n’est pas tellement celle narrée par la mafia. Après, il faut dire aussi que la mafia utilise des instruments de communication qui sont assez archaïques dans un certain sens. La mafia vient de la campagne, des latifondi. À l’origine, c’était la milice privée des grands propriétaires terriens utilisée pour contrôler leur territoire contre les voleurs et pour discipliner les travailleurs.
Après, avec la décadence des grands propriétaires qui, souvent, étaient des aristocrates et qui n’avaient pas tellement la fibre d’entrepreneur, la mafia a commencé à exercer un pouvoir dans la campagne et dans les petites villes de province. Puis les grandes villes, surtout dans l’après-guerre, avec la reconstruction, et ensuite, le passage au trafic international de drogue. Maintenant, on est dans la finance internationale mais ils gardent toujours un contrôle du territoire avec les rackets et tout le reste.
Ça change d’échelle au fur et à mesure.
Cependant, ils ont continué à utiliser ces moyens de communication préindustriels, si on veut utiliser le terme correct. Par exemple, le boss mafioso, Toto Riina a communiqué avec des “ pizzini ”, c’est-à-dire, avec des petits bouts de papiers qui sont pliés et repliés et que l’on passe d’une personne à l’autre. Ce n’était pas du tout repérable par internet ou par téléphone. Ça mettait deux mois pour arriver à destination, mais c’était efficace. C’est une autre caractéristique qui distingue la mafia de l’antimafia.
Pour poursuivre sur cette question de la construction de la mémoire, vous parlez de l’importance de l’esthétique dans la photographie et vous dites qu’elle est au service du message.
Il faut voir quel est le message ! (Rires) Si tu n’as pas de message, l’esthétique est au service d’elle-même, donc c’est un peu stérile. En effet, pour moi, la mémoire est strictement liée à l’image, dans le sens qu’on retient plus une image que des mots. L’image, ce peut être de la photographie, mais aussi n’importe quelle autre image. Je considère que la mémoire, c’est un devoir éthique. Si on n’a pas de mémoire, on n’a pas d’histoire, donc on risque de retomber sur des tragédies comme les guerres, par exemple. L’importance de la mémoire, c’est de tenir éveillés sur ce que sont les dynamiques sociales, historiques, etc. Pour fixer la mémoire, le meilleur outil, c’est l’image. C’est pour ça que je considère qu’il n’y a pas de séparation entre esthétique et politique, dans le sens où, pour être efficace, pour bien s’enraciner dans la mémoire, plus l’image a une valeur esthétique, une qualité, mieux ça fonctionne.
Beaucoup de vos images sont devenues iconiques.
Là, c’est une autre question, dans le sens où c’est un processus social. La société a besoin de léguer à l’image, parce qu’elle peut résumer, condenser des significations. C’est comme ça que j’ai créé des symboles, mais c’est quelque chose qui échappe à la volonté de l’auteur. Ça ne dépend pas de moi ou de qui fait l’image, qu’elle devienne symbolique après. C’est le contexte social qui la soutient dans ces fonctions-là.
Une de vos images a été utilisée pour une campagne de la marque Benetton. Pouvez-vous m’expliquer comment cela s’est passé ?
C’étaient les années où le photographe Oliviero Toscani s’occupait de la campagne publicitaire de Benetton. Il aimait la provocation, il aimait aussi mélanger les genres et casser les limites. C’était un peu dans la logique publicitaire, de faire ça. Il était toujours très provocateur, donc il avait décidé de prendre des images d’actualité, qui venaient du journalisme pour les utiliser dans une campagne publicitaire pour Benetton, avec une intervention minimaliste. Il apposait juste sur la photo le logo Benetton en bas, très petit.
Il avait pris plusieurs photos d’actualité, faites par plusieurs photographes et avait lancé une campagne de recherches. Je ne sais pas si c’est lui ou quelqu’un mandaté par lui, qui cherchait une photo de mafia dans le bureau de Magnum à New York. Tout de suite a surgit le problème : « Est-ce qu’on a le droit d’utiliser une photo prise dans un contexte journalistique pour faire une campagne publicitaire ? » Ils ont fait signer à Benetton, qui achetait les droits d’utilisation de la photo, un contrat sur lequel était marqué que toutes les conséquences, même pénales, qui pouvaient être dues suite à l’utilisation de la photo dans un contexte publicitaire, étaient à la charge de Benetton. Je dis ça, parce qu’après, j’ai eu un procès à cause de ça.
Donc c’était une question d’éthique : « Est-ce qu’on a le droit de faire ça ? » Moi, je me suis posé la question, parce qu’ils me l’ont posée clairement : « Tu es sûr que tu veux le faire ? » Moi, j’utilise les images pour sensibiliser et pour tenir éveillés les gens sur les problèmes de la mafia. J’utilise l’image avec les moyens dont je dispose, c’est-à-dire que j’organise des expos, des projections, des choses publiques. Cependant, je n’ai pas les moyens de communication de Benetton qui va faire de cette photo une affiche de trois mètres sur deux pour être affichée dans toutes les villes italiennes. Lui, il fait ça pour vendre ses t-shirts mais pour moi, au-delà de vendre les droits d’utilisation d’une photo, l’autre avantage conséquent, c’est le fait que je peux communiquer. Après, il y a le logo de Benetton en bas, mais on s’en fiche, ça ne m’a pas gêné. La photo d’origine était en noir ou blanc, et lui a voulu la coloriser en me demandant avant la permission de le faire. Je lui ai donné mon accord et ça a marché. Finalement, la photo a été utilisée dans la campagne. Les retours que j’ai eus étaient tout à fait concordants avec mon idée de montrer quelque chose de fort visuellement.
J’imagine que la campagne a été un sacré coup de projecteur, surtout qu’il n’y avait pas de message associé à l’image, qui vivait pour elle-même.
Au même moment, un ami photographe de Rome me signale qu’il a vu ma photo, la même photo, sur des affiches du « Movimento Sociale Italiano » qui était le parti néofasciste italien. C’est un peu l’équivalent du Front National en France, sauf qu’en Italie, on a eu le fascisme. En France, il y a eu le régime de Vichy, mais ce n’est pas exactement la même chose. Ils avaient utilisé la photo, coupée, recadrée, sans me demander l’autorisation, ni signer la photo. La photo est horizontale, ils en avaient fait une affiche verticale pour une collecte de signatures afin d’abolir une loi qui favorisait la réinsertion des détenus dans la société en leur permettant de travailler durant les dernières années de leur peine pour ne pas tomber dans le crime tout de suite après, parce qu’ils avaient déjà un travail.
Une loi à laquelle j’étais tout à fait favorable ! Je leur ai immédiatement fait un procès et j’ai reçu un retour positif du tribunal qui a décidé que j’avais le droit de demander l’arrêt de la diffusion de cette affiche. Après, il y a eu un autre procès pour dommages et intérêts, parce que c’était tout à fait illégal ce qu’ils avaient fait, donc je voulais être dédommagé de cet usage-là. Je ne rentre pas dans les détails mais ça a duré 20 ans, j’ai gagné en première instance, et perdu en deuxième.
La réaction immédiate du parti politique, ça a été de contacter les personnes qui étaient sur la photo pour leur dire : « Il utilise votre image pour faire la publicité de Benetton. Nous, on ne peut pas l’utiliser, et il nous fait un procès. Pourquoi n’allez-vous pas demander de l’argent pour ça ? » Benetton avait signé les papiers avec Magnum. Lors du procès, à la première audience, mon avocat a montré ces papiers et ça s’est passé entre Benetton et la famille. Au final, Benetton a dû payer quelque chose.
C’est le commencement de toute une série de procédures judiciaires qui sont toujours en cours. La télévision italienne continue à utiliser des images sans payer, parce qu’ils ont l’arrogance du pouvoir, et du fait que la loi n’est pas tellement claire pour défendre les droits d’auteur. Elle fait cette distinction absurde entre photos simples et photos d’auteur, comme si la photo simple se faisait automatiquement, sans un auteur derrière. Elle n’est pas protégée par les droits d’auteur, donc elle tombe, après un certain temps, dans le domaine public. C’est assez délicat et compliqué, mais c’est une bataille que je ne veux pas laisser. Il faut dire que je le fais aussi dans un certain sens, je ne sais pas si ça a une efficacité, pour les autres photographes. La télévision italienne continue à avoir ces pratiques car il y a très peu de gens qui osent les attaquer.
Pour faire jurisprudence, comme on dit.
Même si parfois, tu n’arrives pas à le faire, car pour faire jurisprudence, il faut un jugement. Souvent, on s’arrête à un accord ou une médiation. Avant d’arriver à un procès, c’est toujours mieux d’arriver à une médiation, parce que le procès, ça peut durer. Tu peux gagner en première instance et perdre en appel. Puisque la loi est très glissante, tu peux tomber sur un juge qui s’arroge le droit de décider si ta photo est protégée par le droit d’auteur ou pas, et te dire : « Ça, c’est une photo simple, donc vous n’avez aucun droit à réclamer. En plus, vous devez payer les frais. » Dans ce cas, on prend un risque.
En Italie, le milieu de la photographie est assez atomisé et c’est chacun pour soi. Il n’y a pas vraiment d’esprit collectif. En France, il y en a beaucoup plus. Je pense qu’il faut faire quelque chose. Il ne faut pas rester à subir tout ça. Aujourd’hui, je peux me permettre de faire ça, dans le sens où je ne dépends plus du marché local qui a subi une évolution incroyable, où on paye l’utilisation d’une photo un dixième de ce qu’on payait il y a 20 ans. Là, c’est à un niveau où tu ne peux pas vivre, donc je ne sais pas comment on fait pour continuer à former des photographes, des photojournalistes dans le marché actuel.
Un marché saturé.
D’une part, les journaux, les médias ont moins de moyens de production, parce qu’avec internet et le numérique, tout a changé. Il y a moins de lecteurs, moins de gens qui achètent l’information. Même au niveau journalistique, on produit de moins en moins d’enquêtes, les rédactions n’ont plus les moyens. Les premiers à sauter dans tout ça, ce sont les photographes, même si on a plein d’images. On utilise beaucoup les images, mais avec moins de rigueur et surtout moins de professionnalisme. Ce n’est pas parce que tout le monde peut faire facilement des images de qualité grâce aux nouvelles technologies, que la qualité journalistique est au rendez-vous. C’est préoccupant !
Après, il y a des actions qui sont faites pour soutenir la presse et le photojournalisme. Il y a eu la grande commande de photojournalisme en France ces dernières années.
Ça, c’est gouvernemental, donc ça ne résout pas les problèmes.
C’est une manière de dire qu’ils sont conscients de cette crise.
Ce n’est pas ça le journalisme. Le journalisme financé ou soutenu par le gouvernement, c’est de la communication. Mais je ne veux pas rentrer là-dedans. Il faut dire qu’aujourd’hui, j’ai pris des distances avec tout ça.
À quel moment vous êtes vous intéressé à d’autres territoires que la Sicile ?
J’ai commencé à m’intéresser à d’autres territoires pendant la période où j’étais en Sicile, dans les sens où j’avais l’occasion de partir pour des voyages photo. Je n’allais pas faire du tourisme. J’allais dans d’autres pays, souvent en Europe, mais pas seulement. J’ai fait tout un voyage en Turquie avec Josef Koudelka et Letizia avec un camping-car. Après, on est allé en Égypte et beaucoup en Europe de l’Est. C’était la période où on continuait aussi à travailler en Sicile. L’idée c’était d’explorer avec la photo d’autres territoires, d’autres cultures.
Le moment exact où j’ai décidé de partir, c’est quand j’ai eu le sentiment que cette période historique était terminée. C’était après l’assassinat des juges Falcone et Borsellino, et l’arrestation de Toto Riina.
Toto Riina avait utilisé la stratégie de la terreur en déclenchant la deuxième guerre de mafia, elle-même responsable de tous ces massacres. Son arrestation était finalement un moment de passage dans la stratégie de la mafia qui venait de recevoir un coup assez dur, dans le sens où c’était la faillite de toute une méthode de prise de pouvoir.
La mafia en est sortie très affaiblie, et surtout, elle a changé de stratégie. Elle est revenue à l’infiltration du pouvoir existant, et ne se proposait plus comme pouvoir alternatif. D’autre part, ça a été aussi une sorte de rupture momentanée entre la partie militaire de la mafia et le pouvoir politique, avec l’assassinat de Salvo Lima, parlementaire européen qui était le garant de la mafia dans la politique. Il était de la droite de la démocratie chrétienne. Il a été assassiné car il ne pouvait plus garantir l’immunité aux mafieux.
Après ça, la classe politique a commencé à avoir peur car certaines alliances n’étaient plus fonctionnelles. De même, les mafieux en prison voyaient qu’ils n’avaient plus l’immunité. Avec le juge Falcone et le maxi-procès, ils se voyaient condamnés à des peines et à un régime carcéral dur qui était approuvé par les lois comme réaction à l’agression de la mafia. Tous ces facteurs ont fait que successivement à l’arrestation de Riina a commencé une période, entre guillemets, de tranquillité et de paix sociale. Il n’y avait plus d’homicide. Tout était plus tranquille. Tout était rentré dans le rang, c’est-à-dire dans la collusion avec le pouvoir existant et non dans le conflit. Donc d’une part, visuellement, on n’avait plus de matériel. Et d’autre part, pendant des années, la mafia sicilienne avait été au centre de l’attention médiatique internationale, pas seulement des journaux, des magazines, mais aussi des télévisions. Lors de l’homicide de Salvo Lima, on ne pouvait plus s’approcher. Il y avait une cinquantaine de personnes, entre journalistes, télévisions, reporters, photographes. Ce n’était plus possible de travailler comme avant. Et l’évolution des techniques de prélèvement des traces, avec les empreintes génétiques, empêchaient tout le monde, même les magistrats et les policiers, de se rapprocher, parce qu’une goutte de salive aurait pu contaminer la scène.
Si tu ne pouvais plus te rapprocher de la scène, tu pouvais uniquement photographier les choses de loin, comme on voit aujourd’hui. Il n’y avait plus cette théâtralité. Ces deux éléments, la saturation de l’espace médiatique et l’impossibilité d’être au contact des événements, ont fait qu’on ne pouvait plus travailler comme avant. Même dans le maxi-procès, on avait de grosses difficultés à travailler comme photographe. Le changement de stratégie de la mafia, la conclusion d’une période historique que j’avais couvert du point de vue journalistique depuis le début, c’est-à-dire la moitié des années 1970, ont fait que c’était le bon moment pour partir.
J’avais collé sur le dos l’étiquette de photographe de la mafia Sicilienne. Je voulais proposer autre chose. Pour sortir de ça, il était nécessaire de partir. Ce n’est pas en restant en Sicile que je pourrais facilement m’en détacher.
Je profitais aussi du fait que j’avais des contacts avec la presse internationale. J’avais plein de contacts avec la presse française, donc je suis parti et j’ai déménagé à Paris. C’était la fin des trois années passées chez Magnum, qui m’ont donné beaucoup d’ouverture et de crédibilité au-delà du travail sur la Sicile. J’ai commencé à m’intéresser de manière professionnelle à l’Europe de l’Est. Il faut dire que mon intérêt avait commencé avant la chute du mur. C’était lié aux voyages que j’avais faits. C’était quelque chose que j’avais pensé approfondir. Je n’ai pas l’esprit de compétition. J’aime plutôt aller là où les autres ne vont pas. S’il y a un pool de photographes, moi je vais de l’autre côté, même si souvent c’est un choix risqué car c’est moins facile à publier. Je recherche un angle plus personnel, pour ne pas faire la même chose que tout le monde.
Le journalisme t’oblige aussi à adopter une sorte de régime de narration, assez systématique. Il y a des exceptions aussi, il ne faut pas trop généraliser.
Vous racontez une histoire.
C’est trop facile de dire : « Tu racontes une histoire », parce que tu es un élément de cette narration. Souvent, il faut se coordonner avec une rédaction, donc il y a déjà un paramètre qui se pose à l’avance et que tu ne choisis pas. À moins que tu fasses quelque chose en indépendant, et que tu le proposes. Ça, c’est une autre question qui ne résout pas tellement le problème, parce que de toute façon, tu vas le proposer à qui ? À quelqu’un qui a sa narration déjà structurée ? C’est le risque de le faire en indépendant. Après, il y a le fait que tu prennes les photos, soit de manière indépendante, soit avec un journaliste. Ce peut être, et souvent c’est le cas, avec un programme : « Il faut faire ça, ça, ça et ça. On doit aller voir tels personnages, tels lieux. » Ça rentre aussi dans le programme du journalisme, dans le sens où on va sur un lieu ou dans un pays pour suivre une actualité, pour qu’il y ait des éléments d’intérêt donc il faut les affronter, les considérer. De toute façon, ce n’est pas un choix indépendant, c’est tout un système. Après, il y a la publication. Celle-ci se fait à partir des matériaux que tu peux ramener comme photographe, mais aussi à partir des textes des correspondants. Tout ça est composé dans une sorte de langage qui est celui du magazine. Là aussi, c’est un autre filtre. C’est toute une chaîne d’informations. Ce n’est pas toi seul qui fais l’information.
Cette idée de la fonction indépendante du photographe est totalement fausse. Tout rentre dans des logiques, dans des formats narratifs. Ça fait partie du métier. Si on veut faire du journalisme, il faut faire avec, mais ça peut être aussi assez réductif comme approche, surtout que le temps pour l’enquête s’est réduit, parce qu’on a plus de moyens et surtout on passe d’une enquête sur des faits à une forme de personnalisation de l’actualité. C’est une dérive due à la place de plus en plus importante de la télévision par rapport à la presse écrite, puis après par internet par rapport à la télévision. On appelle ça « peopolisation » et ça devient vraiment, pour moi, très difficile à accepter éthiquement. Pourquoi doit-on créer des personnages ou forcer quelqu’un à personnifier une actualité ? Parce que c’est ce qui est demandé ou se vend ? De plus, il y a beaucoup de magazines qui sont, de plus en plus, devenus des conteneurs de publicité, qui ont besoin d’actualité pour motiver les publicitaires à payer. Ça suffit !
C’est une dérive que je ne suis pas prêt à suivre. J’ai déjà beaucoup travaillé dans le photojournalisme, et je considère que je fais toujours de la photo sociale, pour donner une étiquette à ma pratique de la photographie. Aujourd’hui, je me sens beaucoup plus proche de l’enquête sociale que du journalisme, donc je préfère travailler plus sur des sujets en rapport avec, par exemple, les sciences sociales, la recherche. Dans le journalisme, je suis toujours disponible, mais j’ai de moins en moins l’occasion de le faire. J’ai eu une période de transition durant laquelle j’ai cherché des sujets à proposer.
Le premier gros projet que vous avez réalisé après la Sicile et la mafia, c’est le travail en Pologne sur la pollution industrielle. C’était à votre initiative ?
Il faut dire qu’à l’époque où j’ai commencé ce travail, j’étais encore chez Magnum. J’ai passé pas mal d’années en Pologne, pas seulement en Silésie, à Varsovie et dans d’autres villes, où j’avais des amis. J’étais très intéressé par l’Europe de l’Est à cette époque-là, aux marges de l’empire soviétique et sur tout ce qui commençait à bouger mais qui n’était pas encore arrivé. Quand le mur est tombé, il a pris tout le monde au dépourvu ! Et comme un effet de domino, tous les pays satellites de l’Union soviétique ont profité de l’occasion pour se débarrasser de tout ça.
Il faut dire que tout était prêt, dans le sens où économiquement, ce n’était plus soutenable depuis un moment. Si l’économie ne marche pas, il faut trouver des solutions. Je me suis intéressé à ces pays qui n’étaient pas tellement parcourus par les photographes et les journalistes, et où il y avait une raréfaction des éléments qui peuvent constituer une pollution visuelle à laquelle on est habitué : les voitures, la publicité. Visuellement, c’était à rapprocher du néo-réalisme dans le cinéma. Même si le néo-réalisme, c’est un choix. On avait cette impression de retour en arrière dans le temps, et pour moi, c’est intéressant du point de vue visuel. D’autre part, d’un point de vue politique et social, une effervescence était présente mais pas tellement visible. Pourtant il suffisait de brouiller un petit peu pour la voir partout. À cette époque, j’ai parcouru la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, l’Allemagne de l’Est, la Pologne. J’ai même été dans les Pays baltes : Lituanie, Estonie. Au départ, j’étais toujours chez Magnum et s’ils avaient besoin d’un photographe à l’Est, j’étais sur place.
Vous étiez disponible.
J’étais sur les lieux s’il se passait quelque chose, donc j’ai eu pas mal d’occasions. La Silésie, c’était visuellement comme au début de l’ère industrielle. Je généralise un peu, mais quand même c’était un lieu où il y avait un tissu important d’aciéries, de mines de charbon, des raffineries. Elle appartenait en partie à l’Allemagne même avant la guerre. C’était très densément peuplé. Surtout, il y avait eu un investissement de la part du gouvernement, du régime, dans les dernières années, pour créer une super méga aciérie près de Cracovie, Nowa Huta, dans un moment où les aciéries dans le reste du monde commençaient à fermer. C’était un choix économique tout à fait fou ! Ça avait créé des migrations internes, donc des gens qui fuyaient la campagne, qui étaient pauvres, pour aller travailler dans une industrie très polluante. C’était une pollution dont on ne pouvait pas parler, qui était cachée au public. Il y avait des instituts de médecine, de recherches qui détectaient la pollution dans les sols, dans l’air, dans l’eau, mais tout ça était tenu secret. On ne pouvait pas diffuser les données, donc on ne pouvait pas faire un rapprochement entre maladie et pollution.
Comment je suis arrivé là ? C’était le début d’une sorte de transition politique. C’était les premiers mois du gouvernement Mazowiecki, qui était composé d’anciens opposants au régime communiste.. Juste avant d’être ministres, ils étaient soit en prison, soit recherchés, en clandestinité. C’était une sorte de cassure sociale assez particulière, assez intéressante aussi pour travailler. Pour te dire, il y avait encore dans les usines des affiches “interdit de photographier”.
J’ai pu faire des photos parce que je représentais un élément nouveau, en rupture avec l’ancien régime. Pour moi, la finalité, c’était d’enquêter et d’avoir des éléments pour construire une narration visuelle où l’on pouvait voir un lien entre la pollution et la qualité de vie. La violence était très présente, avec beaucoup d’alcoolisme. J’ai aussi travaillé avec la police, et aussi dans des prisons, des hôpitaux et des cliniques. J’ai enquêté surtout l’aspect médical, en essayant de récupérer le maximum de données avec l’aide des chercheurs de la Faculté de biologie de Katowice. Ils m’ont aidé à rentrer dans certains lieux et à rédiger les textes scientifiques. C’est un travail qui a duré quatre mois, étalé sur une période de deux ans et qui a été très important pour moi.
J’ai fait une exposition à l’université de Katowice et on avait organisé une tournée dans la région pour sensibiliser les gens, parce que les conseils des médecins étaient les suivants : « Ne vous mariez pas entre gens qui ont grandi dans la région, parce que vous cumulez un mauvais bagage génétique. Vous pouvez donner naissance à des enfants malformés, donc essayez de vous mélanger avec des gens qui viennent d’autres endroits de la Pologne. » C’était à ce niveau-là. Au-delà de l’utilisation sociale et préventive de ce travail, je pensais aussi faire un sujet-dossier à publier mais je n’y suis pas arrivé.
Vous n’avez pas réussi à le publier ?
Non, ni dans son intégralité ni dans la forme que je voulais. J’ai publié quelques photos isolées, mais ce n’était pas le sujet. Quand le mur de Berlin est tombé, il y a eu une avalanche de journalistes, de photographes, la télévision, etc. Au bout de six mois, ils avaient saturé l’espace. Quand je suis arrivé avec mon sujet de long terme on m’a répondu : « On a déjà parlé de l’Europe de l’Est. » Ça révèle aussi le niveau de superficialité du milieu de la presse.
Ils étaient passés à autre chose.
Pour eux la pollution, c’est quoi ? C’est Copsa Mica, une ville en Roumanie où il y avait une usine qui fabriquait le noir de fumée, un pigment noir utilisé dans la peinture, sauf que cette usine n’avait pas de système de filtration et ils avaient coloré de poudre noire toute la ville. Par exemple, les brebis broutaient une herbe noire. C’était très visible, mais ça n’avait rien à voir avec la pollution qui rentre dans le patrimoine génétique et qui fait naître des enfants malformés ou qui créent des leucémies. C’est vraiment de la poudre aux yeux. C’est la pollution pour la presse, et ça lui suffit. Ça a été une désillusion et j’ai réalisé finalement combien je m’étais éloigné du milieu et du marché aussi.
Entretemps, j’ai commencé un autre projet sur le nomadisme, ou plutôt sur les rapports entre les sociétés nomades et les écosystèmes qu’elles exploitent. Il y a des sociétés nomades dans le monde qui exploitent des ressources dans des terrains marginaux, si on peut les nommer ainsi, comme par exemple, la toundra, le désert qui ne peuvent pas être exploités autrement sans les détruire.
Qu’est-ce qui vous a fait vous intéresser à ces populations ?
Suite à la Pologne, la Sicile et la mafia, je voulais montrer des choses positives. C’est plus difficile, parce que le bon, ça n’a jamais fait la couverture. Il y avait un double enjeu, parce que je voulais montrer le bon côté de l’exploitation intelligente d’un territoire. D’autre part, les nomades font face depuis des années déjà, et c’est toujours le cas aujourd’hui, aux politiques d’expansion des États et aux fermetures des frontières. Les nomades ne reconnaissent pas les frontières étatiques, mais d’autres frontières qui sont plutôt liées à leur mode de vie et leur économie.
L’expansion des économies extensives capte les territoires qui sont les plus productifs. Souvent, les nomades n’ont pas de reconnaissance de propriété sur ces territoires, parce qu’ils n’ont aucun papier, mais ce sont leurs territoires. Ils les utilisent une partie de l’année. C’est ce qui se passe par exemple en Tanzanie, où avec la complicité des groupes canadiens, ils convertissent à la culture céréalière certaines régions. Mais ça ne marche pas. Le climat n’est pas fait pour ça et ça désertifie ces espaces.
Après, il y a aussi l’expansion des villes, l’urbanisation liée au changement climatique et à la sécheresse. Donc, tout ça fait que ces sociétés sont de plus en plus menacées. Cela crée de nouveaux parias, de nouveaux marginaux dans les villes, parce qu’après, où est-ce qu’ils vont s’ils n’ont plus accès à leurs territoires ?
Pour conclure tout ça, la menace engendre une double perte pour la planète en termes de ressources économiques. D’une part, en exploitant ces territoires avec une économie extensive, on détruit, on désertifie. D’autre part, on les prive aussi des ressources culturelles et techniques. Ces sociétés ont développé au fil de leur histoire une connaissance technique qui leur permet de rentabiliser ce territoire. Cette technique se transmet d’une génération à une autre de manière orale. Il n’y a pas de texte écrit, pas de manuel. En réalité, cette transmission n’est possible qu’en accédant au territoire, en le pratiquant. On apprend en faisant. Si tu leur en coupes l’accès, tu arrêtes cette transmission de connaissances, donc tu leur enlèves une partie de leur patrimoine culturel.
En sont-ils conscients ?
Il y a ceux qui ont développé un esprit de solidarité, mais aussi de revendication. Mais parfois, c’est déjà trop tard, parce que leur société est déjà dévastée par l’alcoolisme, la violence domestique, le diabète, les maladies liées au fait qu’ils sont sédentarisés et qu’ils ont changé de régime alimentaire. En général, ils ont des constitutions assez robustes, adaptées aux climats extrêmes. Ils voient leurs sociétés se désagréger et il y a un taux de suicide important chez les jeunes. Ils ont commencé depuis un moment à faire des revendications, mais ils sont la minorité de la minorité, avec très peu de représentants politiques. J’ai cherché à faire de mon travail photographique un élément de sensibilisation. Il y a plein de stéréotypes sur les nomades, qui vont à l’encontre de leurs intérêts. Il y a ceux qui pensent que le nomadisme, c’est un choix intellectuel : la liberté, le romantisme, les grands espaces, mais c’est faux.
C’est ancré dans leur culture.
Oui, ils ont des liens familiaux solides. Leur choix est lié aux ressources et au climat. Ils doivent être mobiles tout le temps, donc ils ne peuvent pas posséder de biens. Leur richesse est plutôt basée sur la relation que sur la possession. C’est un aspect intéressant, qui fait qu’ils ne nomadisent pas n’importe où, ils ont des rapports avec d’autres sociétés sédentaires, des échanges. Donc, il y a une économie de contact.
Par exemple, dans le Sahara, ils mangent du riz, mais d’où vient ce riz ? Ce n’est pas du tout local, mais c’est un aliment de base. Quand ils n’ont pas autre chose à manger, ils se contentent de riz. Un autre stéréotype, c’est que les nomades n’existent plus, qu’ils font partie du passé et qu’ils sont condamnés à l’extinction. Un autre stéréotype encore pire, c’est que les nomades sont des voleurs, parce que ce sont des étrangers, ceux qui n’habitent pas le lieu, mais qui passent. Tout ça fait qu’il n’y a pas d’information correcte à ce sujet.
Vous avez étudié une dizaine de peuples nomades ?
J’en ai étudié beaucoup plus, j’en ai choisi une dizaine. Après, c’est devenu onze, parce que j’étais aussi en Australie, mais c’était à la fin, quand le projet était déjà conclu. J’avais déjà publié le livre avec La Martinière.
Comment s’est passée la publication du livre ?
Au départ, je cherchais un peu de soutien.
Pour continuer à travailler ?
Oui, même en le faisant. Je suis allé voir Jean-François Leroy, le directeur de Visa pour l’image. Il m’a dit : « Ça, ce n’est pas du journalisme ». Puis je suis allé voir d’autres festivals, où on me disait : « Ça, c’est du journalisme. » (Rires) Le seul appui que j’ai trouvé, c’était une fille qui travaillait à Kodak dans la communication donc j’avais déjà du film à disposition sans le payer. L’autre appui était un directeur du département hydrologie à l’UNESCO, qui était passionné de photos. De temps en temps, on trouvait des petits financements, mais surtout des possibilités logistiques sur place qui pouvaient être avantageuses.
J’avais rencontré Hervé de La Martinière qui allait quitter Nathan pour créer sa propre maison d’édition. Il m’avait dit : « Ça peut m’intéresser, mais je ne peux pas l’éditer maintenant. Fais-le, et on verra après. » Quelque temps après je suis retombé sur lui et il avait ouvert sa maison. C’était encore au début. Il m’a dit : « Très bien, je le prends. » Pour moi, c’était déjà un bon résultat, parce qu’il m’a payé à l’avance. J’ai vu aussi une certaine qualité dans l’éditeur qui a voulu investir dans le projet livre. Il a bien fait, parce qu’il a tout vendu.
Ça, c’est rare, parce que ce n’est pas un livre très grand public, dans le sens où d’abord, c’est noir et blanc. Ça s’est fait avec une approche plutôt respectueuse de la réalité anthropologique. D’ailleurs, il y a deux anthropologues qui ont collaboré aux textes.
À combien s’élevait le tirage ?
Pas beaucoup, je pense à environ 1 500 exemplaires ou quelque chose comme ça. Souvent, les livres illustrés par des photos dans les librairies peuvent rester quelques mois. Celui-ci est resté dans certaines librairies,comme par exemple chez Nature & Découvertes, pendant des années. Il faut dire aussi que c’était une approche qui pouvait intéresser, même si ce n’était pas grand public, mais il y avait deux intérêts différents qui pouvaient converger. Un intérêt purement photographique, parce que pour moi, la qualité des photos était prioritaire. Même si je voulais exprimer cette exigence d’informer, si je n’avais pas de bonnes photos, je ne les mettais pas. L’autre public, à part les photographes, c’étaient les ethnographes, les anthropologues. Un anthropologue n’aurait pas pu étudier 10 peuples en si peu de temps. Moi, j’ai mis cinq ans pour faire ça. C’est trop superficiel pour un anthropologue. Pour moi, c’était suffisant. Surtout, je pouvais consacrer du temps, anthropologiquement parlant, de manière assez limitée. Il faut pouvoir réunir un extrait de la réalité de vie de ces différentes sociétés dans différentes parties du monde. J’avais aussi choisi les sociétés en fonction de leur façon d’exploiter les ressources, par exemple, les pêcheurs, les chasseurs, les cueilleurs, les éleveurs. Je suis allé dans différents écosystèmes, de la toundra sibérienne jusqu’au désert.
Il y a une grande diversité.
Avec aussi une diversité de problématiques géopolitiques : les Touaregs en guerre, la sédentarisation au Québec, les Barabaigs que j’ai également choisis, parce qu’ils avaient fait un procès contre l’État tanzanien et ils avaient gagné. C’était un ensemble d’éléments qui faisaient un bouquet intéressant pour les anthropologues.
C’est le deuxième travail le plus important que j’ai fait. Les autres par rapport à ça, c’étaient de petits travaux, même celui sur la Silésie.
Personnellement, c’était important, parce que c’était la confirmation, dans un certain sens, du passage du photojournalisme vers la photographie en sciences sociales et en recherche, avec un volet aussi économique qu’écologique. Aujourd’hui, je suis toujours dans cette ligne-là.
Quelles sont les raisons de votre installation à Marseille ?
J’ai passé 13 ans à Paris, et j’ai constaté qu’au quotidien, la qualité de vie s’était détériorée. Ce n’est pas forcément concernant mon expérience à moi, mais aussi en général. Ce n’était plus comme avant quand je suis arrivé. Il y avait moins de possibilités de travail. Entretemps, j’ai rencontré ma femme Valeria qui vivait déjà à Marseille. Pour moi, c’était l’occasion de la rejoindre ici et de m’y installer. Je suis donc parti sans regret et je n’ai aucune nostalgie de la vie à Paris. Je vis bien ici et je suis content. La ville m’intéresse beaucoup. En général, ça m’intéresse toujours de connaître les territoires où je vis. C’est aussi un rapport, si on peut dire, écologique avec la ville, avec les lieux. À partir de 2010, j’ai commencé à faire des balades, notamment avec Hendrik Sturm, mais aussi en d’autres occasions. Ça m’a passionné de parcourir la ville, mais aussi le territoire métropolitain, surtout parce que c’est une ville très étendue. On peut vivre dans un quartier sans connaître vraiment ce qui se passe ailleurs.
À partir de là, j’ai commencé à parcourir par étape le GR 2013 pendant toute l’année avec un groupe d’artistes et d’architectes. En le faisant, est né un projet très personnel. C’est un travail que j’ai mené pendant plus de dix ans. Aujourd’hui, je suis en train de tout rassembler dans l’idée de faire des expositions et un livre. Une partie de ce travail va être exposée pour la première fois en Italie dans une grande exposition qui résume un peu tout mon travail de photographe.
Une rétrospective ?
Oui disons ça comme ça. C’est surtout une première présentation à un public qui n’est pas du tout concerné par le territoire. Je me suis basé sur le concept de l’anthropologue anglais Tim Ingold qui parle de “ taskscape ”, c’est-à-dire le paysage qui est formé par des interventions humaines, et qui se modifie au cours de l’histoire et au fil des générations. Il est toujours en mouvement et en train de se renouveler en fonction des activités humaines. C’est surtout l’idée du lieu, du territoire travaillé par l’homme. Mes images parcourent les zones industrielles, commerciales et résidentielles, les routes et les chemins de fer, l’architecture et la campagne. Je cherche de rythmes, de géométries improbables, de références sémantiques. Je n’ai pas la prétention d’accomplir un inventaire du territoire ; les lieux sont choisis pour un intérêt dans l’analyse du territoire, à l’intérieur d’une narration dont la dimension esthétique reste importante.
Ce sont des photos que vous avez prises uniquement durant les balades organisées ?
Non. Il y a même des photos que j’ai prises durant mes déplacements quotidiens. Je sors toujours avec un appareil photo. Si je vois des choses qui m’intéressent, je vais les photographier. Après, je vois s’il y a un intérêt à intégrer ces images dans cette série. J’aime bien photographier les choses qui sont en train de changer. Je n’ai pas un regard nostalgique sur un passé qui est en train de se perdre. Bien sûr, il faut aussi enregistrer ça, mais mon souci premier, c’est plutôt d’enregistrer les choses qui sont en train de se transformer.
Il n’y a pas une volonté de documenter.
Après, on peut toujours trouver un côté documentaire dans la construction ou dans la démolition. Il y a quelque chose qui est en train de se former et de se transformer.
C’est ce que vous aviez fait aux Baumettes ?
Oui, mais même avec les nomades. Il y a des photographes qui cherchent à imposer l’image épurée qu’ ils ont de ces gens. Moi, ça ne me gêne pas du tout de les photographier comme ils sont, avec leurs t-shirts et leur plastique. C’est le concept de pureté qui est dangereux et qui a toujours amené à des désastres sociaux et politiques. Ceux qui se revendiquent de la pureté sont des sectaires ou des totalitaires. Il n’y a pas de pureté, c’est une construction mentale qui sert à cohorter les gens. Si tu parles de pureté, forcément, tu considères qu’il y a une impureté. C’est dangereux, qui sont les purs et les impurs… ?
À tous les niveaux.
Il y a un autre concept intéressant à développer, selon moi. Je parle des changements, que rien n’est figé. Par contre, la photo est une image figée. Ça peut sembler paradoxal de vouloir harmoniser les deux concepts et les choses. De mon point de vue, ce n’est pas contradictoire, dans le sens que la photo nous permet, justement, d’isoler un fragment de temps qui passe, d’expérience, pour pouvoir le fixer dans la mémoire, pour pouvoir l’analyser.
C’est la différence qu’il peut y avoir entre l’image en mouvement et l’image fixe. Il y a le temps que tu passes à regarder un film. Après, c’est fini, tu ne reviens pas en arrière. Tu peux le revoir deux ou trois fois, parce que tu l’aimes bien et à chaque fois, ça renouvelle cette expérience momentanée. Tandis que la photo, elle est toujours là. Donc c’est une façon de lire l’image qui est tout à fait différente. C’est ce que je trouve intéressant d’exploiter. C’est pour ça aussi que je n’ai jamais voulu faire de film, parce que je préfère me concentrer sur l’image fixe. Je trouve moins intéressant, peut-être dans un certain sens plus facile aussi, le film.
Toujours l’intérêt de l’image forte, iconique.
Oui mais il ne faut pas exagérer avec ça, parce que ce n’est pas exactement ça. Ça peut amener vers d’autres dérives. Ce n’est pas ça. Il y a des photographes qui théorisent et soutiennent l’idée que de toute façon, ce n’est pas l’événement qui est intéressant dans la photographie. Ils sont à la recherche de la banalité. Ce n’est pas mon cas. Je ne cherche pas la banalité c’est-à-dire qu’il faut qu’il se passe quelque chose. Même si c’est une chose intime, très personnelle. Pour moi, l’intérêt, c’est surtout dans la relation entre les gens et la relation que cela me permet d’avoir avec le monde à travers la photo. C’est une façon d’unir, de m’incorporer aussi. Je ne suis pas tellement intéressé par la propriété des choses, mais si j’aime bien quelque chose, je le prends en photo. Ça me suffit.
C’est une forme d’appropriation ?
Oui. C’est ça. Par exemple, quand je vais dans des musées et que je vois des choses intéressantes, je les prends en photo. Si je prends une photo, c’est parce que ça m’évoque quelque chose et je veux bien la garder dans ma mémoire visuelle.
Il y a une relation affective qui se crée entre ce que vous photographiez et vous ?
Avec un lieu, et même avec les gens, les objets. Je photographie ce que je trouve intéressant, parce que je l’aime bien, ou au contraire, parce que c’est particulièrement dérangeant. Pour moi, au départ, c’est quelque chose qui n’a pas affaire avec la banalité. Après, j’aime bien assembler les images entre elles, même si elles sont d’origines différentes. Il faut toujours trouver une cohérence dans les relations visuelles, mais pas forcément par le contenu.
Il y a de vous quand vous photographiez et c’est d’autant plus visible quand vous prenez des éléments différents et que vous les assemblez.
Photographier, c’est chercher à mettre en ordre une réalité qui est en désordre.
Les personnes que vous photographiez, est-ce que vous leur montrez les photos ?
Pas forcément. De toute façon, si je leur montre, c’est après les avoir choisis. Je ne montre pas ce que je suis en train de faire au moment où je le fais. Aujourd’hui, je prends des photos en numérique. Je continue aussi à l’occasion en argentique, mais je photographie en numérique comme en argentique. Chaque moment est important. C’est aussi une sorte de respect dans la prise de vue, il y a une interaction avec le réel que je cherche à réduire mais on ne peut pas l’éliminer. Et ce n’est même pas intéressant de l’éliminer.
Le fait que dans chaque photographie, il y a une interaction induit ma participation en projection. Je suis présent dans l’acte de photographier, donc c’est tout à fait illusoire de disparaître, mais je veux quand même interférer le moins possible, et surtout modifier le moins possible ce que je suis en train de voir.
Le monde avec lequel je suis en train d’interagir est tout à fait intéressant, sans que je me pose dessus. C’est une forme d’anti-narcissisme, si on peut dire. Je ne veux pas le perturber avec mon intervention et surtout, je ne veux pas imposer une idée préconçue sur ce que je vois. Même si quand tu fais le cadrage, tu choisis la distance, le temps, la lumière, tu imposes quelque chose.
C’est nourri de culture.
De culture visuelle. Pour revenir à la discussion sur la distinction entre photographie simple et photographie d’auteur. Est-ce qu’il y a un auteur derrière une photo ? Oui, bien sûr, il y a toujours un auteur derrière la photo. Même si c’est inconscient, il y a toujours une présence dans cette interaction. Déjà, si on prend une photo, c’est parce qu’on a décidé de le faire. L’idée d’une photographie sans intervention de l’auteur est dérivée de l’époque de la naissance de la photographie. C’était le positivisme et le début de l’ère industrielle, où on donnait à la machine tous les pouvoirs, surtout dans le domaine de la photographie. La photographie avait pour fonction de libérer la peinture de l’exigence de réalisme. On pensait que la photographie se faisait toute seule, que c’était la machine qui la faisait. C’était tout à fait faux. C’était une invention du moment, mais malheureusement, la loi continue à considérer cela.
Aujourd’hui l’intelligence artificielle vient complexifier le débat sur la notion d’auteur.
Ça ne me gêne pas vraiment. Je viens de l’argentique, du 35 mm, du reflex, qui sont des outils fabriqués par l’industrie. C’est Leica qui a inventé le premier 35 mm en utilisant de la pellicule faite pour le cinéma, pour un appareil photo. C’était plus pratique et cela permettait d’avoir des images acceptables, même avec un petit format, par rapport à une chambre qui est beaucoup plus complexe à utiliser. Cela permettait aussi de travailler et d’enregistrer sur le vif, ce qu’on pouvait difficilement faire auparavant.
Les photographes de ma génération se sont formés avec ça. Après on est passé au digital. Maintenant, il y a l’intelligence artificielle, ce n’est pas la fin ! On ne peut pas empêcher une évolution comme ça. Ce qui est toujours bien de défendre, c’est les droits d’auteur.
C’est la question de l’auteur qui reste essentielle.
C’est important. Je ne sais pas si c’est la plus importante, mais c’est important de ne pas perdre ça, parce que le droit d’auteur, c’est aussi ce qui fait vivre l’auteur. Si tu élimines les droits d’auteur, on tombe sur l’amateurisme. Je trouve que la photo amateur est très bien, c’est beaucoup plus libre que la photo professionnelle, sauf que tu ne vis pas de ça. Tu as un autre emploi et tu fais de la photographie en amateur.
Les enjeux ne sont pas les mêmes.
Ce ne sont pas les mêmes, même si ça peut être intéressant aussi. C’est-à-dire qu’on peut avoir des bons résultats dans l’amateurisme aussi. Par exemple, Mario Giacomelli, il gérait un camping et ses photos ont été exposées au Moma de New York. Pourtant c’était un amateur !
Pour conclure, votre projet actuel est donc de montrer le travail Taskscape ?
La finalisation de ce projet de longue durée est la production d’un livre et d’une exposition proposant une lecture critique du territoire par une vision photographique. Le travail accompli sera analysé en dialogue avec un géographe et urbaniste qui mène une recherche dans ce même territoire, en croisant nos approches et nos regards.