Fermé le lundi Paysage(s) ?
La galerie Fermé le lundi propose une exposition collective qui questionne un genre majeur dans l’histoire du médium : la photographie de paysage. Entretien avec quatre des sept photographes exposés : Roxane Daumas, Jean-François Maccario, Nicola Noemi Coppola et Olivier Monge, également commissaire de l’exposition.
Propos recueillis par Christophe Asso
Comment est né ce projet d’exposition collective sur la paysage ?
Olivier Monge : Depuis le début de ma carrière je travaille sur le paysage, la représentation du territoire et l’architecture en photographie, sur lesquels j’ai fait pas mal de livres et surtout que j’ai enseigné à l’Université de Nice pendant une dizaine d’années. C’est vraiment mon domaine de prédilection, c’est là où j’ai le plus de connaissances et d’affinités. Depuis l’ouverture de Fermé le lundi je savais qu’un jour je ferai une exposition sur le paysage et d’ailleurs ce ne sera sûrement pas la dernière. Celle-ci est particulière à plusieurs égards. D’une part on est en pleine crise sanitaire et j’ai choisi de présenter des photographes de la région PACA qui sont assez proches de mon univers, à la fois professionnel, esthétique et même amical, parce qu’actuellement c’est assez compliqué de concevoir des expositions et de faire venir des œuvres de l’autre bout de la France ou de l’étranger. D’autre part on a lancé dans les mois qui viennent de s’écouler la LOA d’œuvre d’art c’est-à-dire la location avec option d’achat. C’est un concept qui est uniquement réservé aux entreprises pour lesquelles il y a des avantages fiscaux extrêmement importants. Depuis novembre dernier nous ne sommes plus que deux à Fermé le lundi. C’est Roxane et moi qui manageons le lieu et je m’occupe toujours de la galerie. Lorsque nos deux associés, Pierre-Emmanuel Daumas et Julian Perez, sont partis, nous nous sommes posés la question de reprendre deux autres personnes ou de nous organiser pour pouvoir financer les charges du lieu. On s’est rendu compte qu’on avait très envie de faire quelque chose à notre image, qu’on avait des vrais envies par rapport à ce lieu, ce qui était plus compliqué à faire avec deux autres personnes. À deux, les décisions se prennent plus facilement. Ce qui est sûr c’est que depuis début novembre on était dans l’obligation de payer le loyer, les charges et les frais de fonctionnement à deux. On s’est posé la question de savoir comment on allait payer tout ça, ce n’était pas évident. J’avais très envie de continuer à faire des expositions mais il fallait changer de mode. Jusqu’à présent on avait plutôt fait des expositions muséales. La vente des œuvres nous importait assez peu. Elle ne nous a jamais vraiment intéressé. C’est à ce moment-là qu’on a fait la rencontre de Jules Pignol-Guidicelli qui voulait faire un stage à Fermé le lundi. Même si la période ne se prêtait pas vraiment à l’accueil de stagiaires on l’a quand même reçu et c’est quelqu’un d’extrêmement intéressant, qui a fait Sciences Po à Lyon puis un master de marketing de l’art. L’idée de la galerie lui plait beaucoup mais il voit les choses totalement différemment de nous. Il les voit en termes de marketing, de commerce, des choses auxquelles on n’a jamais pensé parce que ce n’est pas notre culture. Il nous a tout de suite proposé des solutions pour développer des stratégies et on a dit banco ! La LOA est quelque chose de très courant aux États-Unis qui commence à arriver en France sous différentes formes, un petit peu ce qu’on peut faire sur les voitures sauf qu’en France il y a une particularité c’est que l’État depuis quelques années a proposé dans ce cadre là une défiscalisation pour les entreprises. L’idée c’est qu’une entreprise peut louer une ou plusieurs œuvres, jusqu’à des montants assez importants (suivant leur chiffre d’affaires évidemment). L’entreprise paye un loyer dont elle peut défiscaliser 20% par an. Au bout de 5 ans c’est totalement défiscalisé, les loyers passent en frais (c’est aussi une forme de défiscalisation) et une fois que l’entreprise a payé en location l’équivalent de 95% de la somme totale, son dirigeant peut acquérir en son nom propre les œuvres pour le montant de la part résiduelle. On s’est donc fait conseiller par un avocat pour savoir ce qu’il en était et il se trouve que même si ce n’est pas si simple c’est tout à fait légal et c’est extrêmement avantageux pour tout le monde. D’une part ça fait vivre les artistes et d’autre part ça fait vivre les œuvres car les entreprises ont l’obligation de les exposer dans les parties communes de leurs locaux. On a un partenariat bancaire qui permet que les artistes et nous-mêmes soyons payés 48 heures après la signature du contrat tandis que l’entreprise s’arrange avec la banque pour échelonner les paiements. C’est donc un modèle économique très intéressant qu’on va développer au maximum. Cette exposition je l’ai montée avec des photographes que je connais bien et qui étaient tous d’accord pour participer à une exposition où on allait aussi présenter ce concept, ce qui aurait été beaucoup plus compliqué à faire avec des photographes plus éloignés comme Martin Parr ou Nino Migliori, qu’on a déjà exposés ici.
L’idée de cette exposition, Paysage(s) ?, c’est que tout le monde a une idée de la photographie de paysage, via la photographie de carte postale ou la photographie de voyage quand la pratique s’est démocratisée dans les années 60. La photographie, depuis sa création, a eu des fonctions très différentes et elle s’est beaucoup appuyée sur la photographie de paysage et en premier lieu sur la représentation du réel : la mission héliographique, un inventaire de l’état des bâtiments historiques en 1851, et puis évidemment toujours au 19e siècle la naissance de la carte postale avec des photographes professionnels qui allaient de ville en ville. Aux États-Unis, il y a également eu beaucoup de photographes qui sont allés photographier et répertorier le territoire. In fine, au début des années 80 en France avec la mission de la DATAR ce sont les artistes qui prennent le pouvoir sur le paysage et aujourd’hui les artistes photographes contemporains ont très bien assimilés tout ça et s’en écartent : on ne va pas refaire la DATAR ou la FSA. Aujourd’hui la réflexion est sur des faits de société, sur de la fiction, sur une représentation formelle du paysage et c’est ce qu’on retrouve dans les propositions que l’on a dans l’exposition. Ce ne sont pas des propositions exhaustives parce que c’est un champ qui est très large. Il n’y a aucun travail dans cette exposition qui montre simplement le paysage, tous les travaux montrent un point de vue particulier qui biaise totalement sa représentation.
À titre d’exemple, je vais commencer par une image de ma série Nuit blanche. C’est une image de la station de ski Les Orres en noir et blanc. C’est un paysage de montagne dans lequel on ne la voit pas. Les seules choses que l’on voient ce sont des traces blanches qui sont laissées par des phares de dameuses pendant la nuit. Ce sont ces traces qui laissent imaginer la montagne. On n’est pas dans une représentation classique. Sur une autre image, issue de la série Jour blanc, j’ai enlevé à la prise de vue par le cadrage et l’exposition, tout ce qui constitue un payasage, c’est-à-dire qu’il y a tous les éléments constitutifs du paysage montagnard, les remonte-pente, les restaurants d’altitude, tous les aménagements mais il n’y a rien qui les lient. La neige ne permet pas de constituer une perspective et de relier les éléments entre eux. Il y a quinze ans j’ai été financé pendant plusieurs années par le Conseil Régional, le Conseil Départemental des Alpes Maritimes et la mairie de Nice pour faire un gros projet sur les stations de ski des Alpes du Sud. J’ai travaillé dessus pendant 8 ans. L’idée première de ce projet c’était de faire un inventaire complet de toutes les stations de ski avec à la fois le bâti mais aussi des pistes, de l’équipement et du tourisme. Tout à la chambre 20×25 ! (Rires) J’en ai quand même tiré quelques séries personnelles issues de ma réflexion sur le paysage où tous les codes de la photographie de paysage sont complètement cassés. Il n’y a pas d’horizon, pas de perspective, pas de repères, tout est aplati. Et en même temps quand on se rapproche on comprend l’image parce qu’il y a tout à l’intérieur : les skieurs, les piquets qui bordent les pistes. Tout ça est extrêmement léger. Alors que quand on veut faire un paysage bien propre, il faut une belle lumière de fin de journée, une perspective qui permet de lire l’image dans la profondeur, un ciel au tiers supérieur ou au milieu et un punctum, un point un peu stratégique où l’œil va aller en premier. C’est comme ça que fonctionne un joli paysage de carte postale ! Tout l’inverse est là.
Et quand Eric Bourret va marcher des centaines de kilomètres entre 4 000 et 6 000 mètres d’altitude en Himalaya, qu’est ce qu’il nous ramène ? Il nous ramène des ciels. C’est aussi un peu décalé par rapport à l’idée du paysage himalayen. En revanche, ce sont des images complètement exceptionnelles, devant lesquelles on a envie de s’asseoir et de méditer. Roxane Daumas photographie des architectures inachevées, un projet qu’elle mène depuis un certain temps. Ce sont des gommes bichromatées qu’elle reprend à la pierre noire pour accentuer certains détails et contrastes. La gomme bichromatée est une technique photographique assez ancienne qui n’a pas un rendu très net. C’est assez doux au regard. On n’est pas dans le détail, c’est très pictural. En ajoutant de la pierre noire avec un dessin extrêmement précis dessus elle crée une ambiguïté entre le réel et sa représentation. Le pendant de son travail à la gomme bichromatée c’est ce qu’elle fait par ailleurs, des dessins en très grand format, extrêmement photographiques, hyper réalistes. Là aussi il y aussi une forte ambiguïté entre photographie et dessin. À l’opposé Nicola Noemi Coppola va ramener de la terre d’un volcan mexicain qui a explosé dans les années 80 et qui a enseveli un village. Pour montrer ce paysage, il va scanner cette terre. En fait il nous représente la terre mais pas sous la forme de paysage, il nous montre autre chose. Quand on voit l’image, on essaie de reconstituer quelque chose qui parle de ce territoire-là. Jean-François Maccario a regroupé dans cette série sa passion pour les deux-roues et le cinéma en créant des séquences sous la forme de photogrammes ou de planches contact. Il est dans l’épure japonaise avec un noir et blanc très pur. On ne voit dans le paysage que les lignes de la route. Ce qui est sûr c’est qu’on est dans une caméra subjective de cinéma. Ça questionne le paysage sur l’idée de temps.
André Mérian travaille sur les accidents du paysage et sa dimension sensible, ce qui est difficile à concevoir parce que dans l’idée commune le paysage est considéré comme une représentation du réel.
Alfons Alt présente des prises de vue très rigoureuses à la chambre qu’il vient chahuter avec ses pigments et ses pinceaux pour nous emmener dans un univers pictorialiste. Tous ces artistes questionnent le paysage de manière différente et la force de cette exposition c’est de montrer ces points de vue.
Pouvez-vous m’expliquer le travail que vous présentez pour l’exposition ?
Roxane Daumas : C’est une série qui s’appelle Architectures inachevées que je développe depuis assez longtemps. J’ai sorti ces images pour l’exposition parce que c’est la genèse du projet. C’est un projet que j’ai beaucoup développé en dessin à Marrakech mais l’origine du projet c’était suite à un grand road-trip sur la Côte Calabraise en Italie où il y a des architectures inachevées absolument partout. C’est assez stupéfiant parce que c’est vraiment en front de mer, ça s’impose dans le paysage qui est assez idyllique et en même temps dévasté car il y a eu une grande période touristique qui est complètement partie. Je travaille beaucoup avec le dessin et j’utilise depuis maintenant 3 ans les gommes bichromatées sur l’ambiguïté entre la représentation du réel et la fiction. Mes dessins sont de facture photographique c’est-à-dire qu’ils sont beaucoup plus détaillés que les gommes qui sont très picturales et où il y a une grande perte de détails. Et pour alimenter cette ambiguïté je viens réintervenir à la pierre noire, qui est un crayon très spécifique, sur les gommes. Ça me permet de remettre du détail donc de renvoyer davantage vers la photographie. Du coup les gommes qui sont des objets photographiques ont une facture beaucoup plus picturale alors que mes dessins ont une facture très photographique. Je travaille essentiellement sur les territoires en flottement, comme des maisons délaissées suite au conflit serbo-croate ou le bunker de la base « Martha » à Marseille.
Nicola Noemi Coppola : Pour cette exposition je présente deux façons d’étudier la mémoire du paysage et le paysage à travers deux procédés. Le premier est une mutation d’un procédé photographique ancien, le papier salé, que j’utilisais quand j’étudiais les paysages des exploitations salines. Je voulais représenter le sel à travers une réaction chimique. Je préparais des feuilles de nitrate d’argent que je transportais dans un carton pour les protéger de la lumière et je les emmenais dans des exploitations salines au Mexique et en France. Le premier test c’était à Salin de Giraud quand j’étais à l’ENSP d’Arles. Je voulais faire des images par contact à l’échelle 1/1 à partir d’éléments sensibles, dans ce cas-là le sel. Je mets en contact le sel et les feuilles de nitrate d’argent, que j’expose au soleil. Le soleil active les endroits en contact avec le sel qui changent de couleur. Je ramène ce support dans mon laboratoire pour avoir un témoin de comment ces lieux évoluent avec le temps parce que cette réaction continue à être latente. Ce travail avec la chimie permet aussi de ralentir le procédé d’observation car il y a abstraction de l’image. Je présente aussi une autre image à l’échelle 1/1 réalisée avec un autre procédé, plus technologique. Je me suis servi d’un scanner et de poussière que j’ai ramassé dans des zones volcaniques au Mexique. Je voulais prendre une empreinte, au delà de la photo, de cette force de la terre qui s’exprime. Pour ces deux travaux je n’utilise pas l’appareil photo pour aller au contact des choses soit d’un côté de la chimie pour tenir compte de la mémoire, soit d’un côté plus technologique, avec l’idée de l’empreinte, de l’échelle, avec des couches de territoire qui se rajoutent et des couches d’une certaine façon politiques. Pour moi ce sont des territoires qui sont en changement perpétuel soit par des procédés d’exploitation soit par des manifestations de la terre et ça m’intéresse d’en avoir une trace.
Jean-François Maccario : C’est une série d’images prises en roulant à moto, donc au guidon. C’est l’inspiration du cinéma avec l’idée de la caméra subjective et d’être dans le point de vue de celui qui prend la route. J’ai cherché à définir un procédé pour capter l’image rémanente du paysage qu’on peut avoir quand on est à moto et ce qu’il reste de l’image. C’est dans ce sens-là que j’ai cherché à épurer les images, à avoir ce noir et blanc très contrasté. Il y aussi dans cette idée de planches contact de réfléchir à ce qui fait image et à ce qui fait qu’on va retenir une image plutôt qu’une autre. Il y a aussi des digressions supplémentaires sur les effets graphiques, le flou, l’image en mouvement du paysage car dans ces séries le lieu importe peu finalement.
Paysage(s) ?, Alfons Alt, Eric Bourret, Roxane Daumas, Jean-François Maccario, André Mérian, Olivier Monge, Nicola Noemi Coppola, Fermé le lundi, du 15 mars au 30 août 2021.