Emma Grosbois & Agathe Rosa La fabrique du monument
Les deux artistes présentent à Zoème, 20 tonnes de bronze, 250 de granit, fruit de leurs recherches sur deux monuments marseillais emblématiques de l’histoire coloniale : le monument aux morts des armées d’Orient et des terres lointaines et le mémorial des rapatriés d’Algérie.
Propos recueillis par Christophe Asso
Comment est né ce travail ?
EG : À la base le projet est une commande d’Alessandro Gallichio et Pierre Sintès, qui sont deux chercheurs, l’un en histoire de l’art et l’autre en géographie, et qui ont travaillé sur un cycle qui s’appelle Monumed qui vient questionner le rôle des monuments dans l’espace urbain par différents biais. Ils ont convoqué tout au long de leurs travaux plusieurs artistes et chercheurs. Pour l’exposition Rue d’Alger il s’agissait pour nous de travailler sur des monuments liés à l’histoire coloniale à Marseille.
L’exposition devait avoir lieu durant l’été 2020 pendant Manifesta. À cause de la crise sanitaire elle a été annulée et décalée en novembre 2020. Au final l’exposition a été visible deux heures, la veille du deuxième confinement, entre 17h et 19h heure du couvre-feu ! Quand on l’a démontée, le lendemain du déconfinement, on avait l’impression d’être encore en train de l’accrocher. (Rires) Finalement peu de gens l’ont vue. Heureusement il y a eu quelques visites privées et les commissaires de l’exposition ont fait beaucoup de choses pour, malgré tout, faire vivre l’exposition : un site internet, un film, un catalogue et même un colloque en visio.
AR : Ce n’était pas évident parce qu’on avait des œuvres qui méritaient de se déplacer dans l’espace pour les découvrir. Sur un site internet c’était compliqué.
EG : En fait la première version travail était vraiment pensée in situ pour la Casa Italia. On a investit trois vitrines qui étaient dans le couloir au rez-de-chaussée. Ça n’avait rien à voir avec ce qu’on présente ici à Zoème.
AR : Il y a la sculpture qui est ici au sol qui dans la première exposition était suspendue. À Zoème elle est positionnée de la même manière que sur les photos d’archives. C’est à peu près tout ce qu’il y a en commun. Pour le travail réalisé pour la première exposition on s’est vraiment basé sur les archives. Ça a été le point de départ. C’était notre première réaction face à la commande et comment faire pour répondre à cette commande. Ça a été un gros choc et ça nous a porté. On a manipulé les archives, on a travaillé avec. On a fait des maquettes. On a travaillé des volumes. C’était très agréable. On a fait deux sessions de résidence à Dos Mares à faire des allers-retours entre l’image et le volume.
EG : Cette sculpture elle est extraite des photos d’archives. On passe du bi-dimensionnel au tri-dimensionnel. C’est le coffrage de la pale du monument aux rapatriés d’Algérie qui est une œuvre de César commandée par la Ville de Marseille sous Gaston Defferre.
AR : Lors de la première session aux Archives Municipales de Marseille on a photographié des images de la construction de la Porte d’Orient et en rentrant à Dos Mares on s’est rendu compte qu’il n’y avait pas d’image du monument terminé. Il y avait par contre cette image avec le grand échafaudage qui nous a beaucoup marqué toutes les deux et j’ai eu l’envie et le besoin de le reproduire. C’est à partir de là que le volume s’est immiscé dans le projet.
EG : On a voulu prendre le monument dans la temporalité de sa construction au moment où il y a encore quelque chose d’incertain. C’est aussi montrer l’envers du décor, avec les ouvriers.
Quel a été le déclencheur de l’exposition à Zoème ?
EG : Il y avait eu beaucoup de frustration de ne pas avoir pu échanger sur le travail que l’on avait fait de notre côté, un peu isolées. Rafaël Garido faisait partie des rares personnes à avoir pu voir l’exposition à l’Institut Culturel Italien entre 17h et 19h… (Rires). Soraya Amrane et lui nous avaient aussi vu en étape de travail à Dos Mares. On y avait imprimé et accroché tous les tirages d’archives.
Pourquoi avoir travaillé avec des images d’archives ?
EG: Dans ma pratique photographique j’avais déjà travaillé avec des images d’archives de la ville pour essayer de comprendre ce qui nous est donné à voir aujourd’hui.
AR : C’est un peu la même chose pour moi. Dans mon travail je vais chercher des informations sur l’histoire du lieu dans lequel je vais m’installer. C’est aussi lié à ma formation d’architecte où ce travail de documentation est nécessaire. Là dessus on s’est vraiment bien trouvés avec Emma qui a une pensée qui se développe autour de l’image, du cadrage, et moi qui suis plus du côté plastique et du volume. C’était très agréable car chacune de nous est aussi allée dans le domaine de l’autre, sans honte ni appréhension à manipuler des images et à faire du volume.
Comment s’est opéré le choix des monuments ?
EG : On en avait parlé avec Alessandro Gallichio et Pierre Sintès et on avait pensé à ces deux monuments pour l’unité de lieu, la corniche, et la continuité historique entre les deux puisque l’un date de 1927 et l’autre de 1971. À l’époque Marseille était le point de départ et d’arrivée pour la plupart des colonies.
AR : Ce qui est intéressant avec ces monuments c’est la limite entre le front urbain et la mer. Et les strates que sont la corniche, la roche, la mer. Ces superpositions. On a aussi, au début, passé pas mal de temps sur la corniche sous les monuments pour s’imprégner des lieux.
EG : Partant du constat que les monuments c’était lourd, en poids et en histoire, on a eu envie de court circuiter ça. On a même calculé, en fonction de leur taille et de leurs matériaux, le poids de chaque monument: le titre « 20 tonnes de bronze, 250 de granit » provient de là. On s’est demandé comment les faire disparaître. Pour le mémorial des rapatriés d’Algérie on a eu l’idée d’utiliser des fumigènes de supporters. On voulait filmer la disparition du monument. Mais on ne l’a pas fait.
AR : Ça nous semblait trop grand, plus grand que nous, et puis avec un impact peut-être trop fort qu’on n’aurait pas pu contrôler. Du coup on a réduit l’échelle et on a commencé à faire des maquettes.
EG : On s’est demandé comment manipuler la ville et jouer avec. Il fallait qu’on aille dans le miniature.
AR : On voulait aussi faire des installations éphémères sur les lieux. On voulait inverser par un système de miroir ou de réflexion le coucher de soleil sur la Porte d’Orient qui est orientée à l’ouest.
Quelques mots sur l’installation à Zoème ?
AR : On a voulu redonner une place à toutes les archives avec un mur dédié. Sur l’autre mur nous montrons des zooms et des recadrages de ces mêmes images. Ouvrir le champ et donner d’autres possibilités de lecture des ces images. Ce qui est important pour nous c’est que l’exposition soit un support de discussion.
EG : C’est l’occasion de venir regarder autrement des espaces familiers et d’en parler. On organise d’ailleurs à Zoème une discussion autour des images le 17 novembre à 19h avec Pierre Sintès et Alice Baudy qui travaille sur la mémoire Harki. Venez ! (Rires)
« 20 tonnes de bronze, 250 de granit », Emma Grosbois & Agathe Rosa, Zoème, jusqu’au 20 novembre 2021, dans le cadre du festival Photo Marseille.