Anthony Micallef Raconter les failles
Deux ans après les effondrements de la rue d’Aubagne, le photo-journaliste Anthony Micallef rend hommage aux personnes délogées avec une exposition hautement symbolique de son travail « Indigne Toit » sur les façades de l’Hôtel de Ville.
Propos recueillis par Christophe Asso
Quel est votre parcours ? Comment êtes-vous devenu photographe ?
Mon regard est journalistique. Je dis souvent que je ne suis pas photographe mais photo-journaliste ou photo-reporter ça me tient beaucoup à cœur. Pour moi un photographe c’est quelqu’un qui est dans une démarche où il va réfléchir à l’image, concevoir l’image et l’image sera son objectif. Alors qu’un photo-reporter son horizon ce n’est pas tant l’image que les images et la narration qu’elles font naître, c’est-à-dire le récit. C’est le mot essentiel. Quand j’étais gamin j’étais amoureux de la mythologie grecque et des contes. Et puis j’adore parler, raconter des histoires, des blagues. J’aime beaucoup l’idée qu’avec le langage tu puisses avoir un ascendant sur autrui. Avec le langage on peut être dans le meilleur ou le pire de ce qui fait notre humanité. Selon comment tu parles à quelqu’un tu peux le grandir ou lui faire très mal. J’ai expérimenté ça très tôt. J’avais un rapport à mon père très compliqué. C’est quelqu’un qui utilisait les mots d’une manière assez virulente et j’ai eu conscience qu’avec les mots on pouvait agir sur autrui. Tous mes travaux sont emprunts du langage et de l’écrit. J’ai grandi dans un tout petit village de l’Hérault où j’ai fait une prépa littéraire avant d’intégrer Sciences Po Lille. En troisième année j’étais en stage durant 8 mois dans le milieu diplomatique, une organisation internationale à Vienne en Autriche. Bref j’étais dans un espace considéré comme élitiste avec un parcours qu’on me faisait percevoir comme une ascension. Je ne dis pas que ce sont des espaces faciles, mais ce sont des espaces protégés. Ce qui est intéressant c’est que la vie est faite de cycles et que tu passes une partie de ta vie à déconstruire ce qu’on a mis beaucoup d’énergie à t’inculquer auparavant. En photographie et en journalisme, je déconstruis, non pas par mon travail mais par les rencontres que ça m’amène à faire, énormément de choses, par l’observation de couches sociales auxquelles je n’ai jamais été confronté. Par exemple durant mes études on ne m’a jamais expliqué que l’échec pouvait être une porte ouverte sur autre chose, il n’y avait pas de scénario alternatif : l’échec était considéré comme une catastrophe. Puis j’ai commencé à travailler pour la télévision en tant que réalisateur où c’était la même chose : du fait de l’urgence je n’avais pas le droit à l’errance ni à l’échec dans le sens : « j’avais pensé à ça mais ce n’est pas possible ». À la télévision les sujets sont vendus aux chaînes avant d’avoir été tournés donc quand tu pars tourner ton sujet tu te cales sur un synopsis détaillé voire un séquencier. La narration est déjà écrite. À l’inverse, le photo-journalisme long, pratiqué de manière indépendante et sur la durée, permet de changer de chemins, d’accueillir des imprévus, de changer l’angle de l’histoire. C’est en cela, à la différence de la télévision, que le journalisme et la photographie sont proches de la vie, c’est que quand quelque chose ne marche pas, ça va toujours provoquer autre chose. J’ai donc fait le choix d’arrêter la télévision et d’être photographe et ça m’a permis une chose hyper importante et qui a rejaillit dans ma vie privée, dans mon rapport au monde et aux autres, c’est de me dire que les journées où il ne se passe rien c’est aussi une manière de se nourrir. Partir marcher une journée à Marseille c’est tout sauf perdre ta journée, et c’est tout sauf être seul ! Tu vas rencontrer du monde, avoir des idées de sujets, découvrir des quartiers. Ça va forcément impacter d’une manière ou d’une autre ta photographie. Par exemple j’ai découvert le quartier de Saint Mauront après être arrivé à Marseille et en l’espace d’une journée j’ai découvert des gens et des réalités que je ne soupçonnais pas. À Paris la notion de temps est très particulière, tout doit être utile, tu remplis des cases en permanence. Il n’y a pas de place pour l’imprévu, l’échec. C’est ce que j’ai voulu trouver en venant à Marseille. Dans le Sud les gens ont compris quelque chose je crois, c’est que le travail, même s’il te construit, n’est pas tout. Et c’est que je retrouve ici, en tout cas dans le milieu dans lequel j’évolue. Pour moi l’essence même du bonheur c’est le temps, avoir le temps. J’aime les activités où le temps est incompressible comme randonner, nager, lire et écrire. J’aime beaucoup écrire.
À ce propos vous associez souvent dans vos publications, notamment sur les réseaux sociaux, vos photographies et vos textes. Je pense notamment au texte « À poings fermés » (cf. lien en fin d’article) sur votre rencontre avec deux SDF le premier jour du confinement au printemps dernier.
J’ai beaucoup de retour sur les textes qui accompagnent les photographies que je publie, plus que sur mes photos d’ailleurs ! (rires) D’une manière générale on s’est beaucoup éloigné de l’écriture pourtant ça touche encore énormément les gens. Quand je fais une publication c’est souvent du domaine de l’intime. J’essaie d’explorer l’intime et l’échec dans l’écriture parce que les réseaux sociaux, qui sont très présents dans ma vie, valorisent l’inverse. Ils valorisent surtout la réussite. Il y a des études qui montrent que plus tu es présent sur les réseaux sociaux plus tu as une tendance à la dépression. Là où ça devient intéressant c’est que quand je raconte sur Facebook que je n’ai pas réussi à faire le portrait de Didier Raoult ; et j’ai pas mal réfléchi avant de poster ce texte, c’était un peu se tirer une balle dans le pied ; ce post est finalement un de ceux qui aura été le plus apprécié et partagé, car raconter tes failles te lie aux autres, cela dresse une table commune où tu peux accueillir l’autre. Et puis il ne faut jamais avoir peur de décrire des anecdotes très personnelles en pensant que ça n’intéressera personne : si c’est fait avec sincérité, les gens s’y reconnaissent. C’est le secret de l’écriture : le très intime rejoint l’universel.
J’ai découvert votre travail « Indigne Toit » il y a un an lors de sa première exposition à la Brasserie Communale. Comment est né ce travail ?
Je suis arrivé à Marseille 4 mois avant les effondrements de la rue d’Aubagne. Quand le drame a lieu, je ne suis pas à Marseille et quand je reviens je ne vais pas tout de suite sur place. Je vois les images dans les médias et je sais qu’il y a 500 journalistes venus du monde entier qui sont là. Je ne suis pas du tout à l’aise avec le fait d’ajouter un appareil photo à ceux déjà présents. Je décide d’y aller un mois et demi plus tard. Je traîne dans le quartier et je vais à la rencontre des gens que je vois sortir des immeubles leurs valises à la main. Je découvre leur salle de bains, leur cuisine et là je passe de l’autre côté du miroir car à Marseille l’habitat indigne est un tabou. Il y a une fierté. Jamais les gens ne te diront qu’ils vivent dans la merde et je les comprends.
Ce drame et la question de l’habitat indigne à Marseille a été largement couvert par les médias et les photographes. Comment avez-vous abordé ce sujet complexe et sensible photographiquement parlant ?
J’avais un prof de photo qui disait que sur les événements, il faut soit arriver une heure avant, soit rester une heure après. Comme par exemple lors des meetings politiques. J’avais fait un reportage sur les jeunes militants du Front National, « Avoir 20 ans au Front ». Pour mon premier meeting j’attends que Marine Le Pen finisse de parler, s’en aille et que la salle se vide. Là il y a deux employés de la salle que le FN avait louée, deux employés d’origine maghrébine, qui décrochent les affiches « La France tu l’aimes ou tu la quittes » et là je me sens à ma place. C’est pour ce genre d’images que je fais ce métier.
Pour « Indigne Toit » cela ne m’intéressait pas de montrer des images de pompiers et de gravats. J’avais envie de faire un projet sur le long terme. Ça a duré presque 2 ans. J’ai travaillé sur la « disparition » des personnes délogées. Car ces personnes ont dû quitter leurs quartiers pour être relogées ailleurs avec tout ce que ça implique : déscolarisation, tensions familiales, problèmes psychologiques, financiers, etc… Ils ont laissé derrière eux toute une partie de leur vie avec en plus beaucoup de contradictions et d’incompréhension dans le peu d’informations qu’on leur donnait . C’est une violence sur la durée qui a fini par déconstruire ces personnes. Et pour la première fois en deux ans, on entend le mot « pardon » de la part de la mairie de la deuxième ville de France, avec Michèle Rubirola qui dit « Je vous demande pardon » lors du vernissage de l’exposition. Pour moi c’était très important de faire cette exposition pour tout ce que m’avait donné ces gens pendant 2 ans. Et le fait d’habiter Marseille, au même titre que ces personnes, m’a profondément bouleversé. Pour la première fois j’avais perdu cette distance que j’avais l’habitude d’avoir par rapport à mes sujets. Mais tous les articles parus dans les médias sur l’habitat indigne à Marseille n’ont rien changé ! Marseille est une ville violente avec ses pauvres. C’est pour cela que j’ai voulu présenter la plupart des images de la série en diptyque, avec une photo d’une personne délogée en regard d’une vue de Marseille. Parce que je trouve qu’ici plus qu’ailleurs les marseillais habitent leur ville et Marseille les habite. Et la question du mal logement a fini par toucher tous les marseillais. Quand deux immeubles menacent de s’effondrer, ce sont dix immeubles qu’on évacue, ce sont des rues entières qui sont barrées. Et finalement le malheur des uns va finir par impacter beaucoup d’autres.
Comment ce projet a-t-il abouti à une exposition sur les murs de l’Hôtel de Ville ?
J’ai exposé ces photographies à la Brasserie Communale il y a un an pour le premier anniversaire du 5 novembre, puis au Daki Ling, et j’ai fait le constat que les personnes auxquelles je voulais m’adresser en priorité, les très pauvres et les très riches, n’avaient pas vu ces images. Je voulais que ces images soient visibles dans l’espace public. Le deuxième anniversaire approchant, je me dis que ce serait délirant que ces images puissent se retrouver sur les murs du Vélodrome, de la Major ou de la mairie ! Puis un jour en passant devant l’Hôtel de Ville je vois ces grandes fenêtres murées et je me dis : « là ce serait ouf mais ils ne voudront jamais ». Et comme à chaque fois depuis que je suis journaliste, je me dis : « je vais quand même demander pour ne pas avoir de regret ». J’avais un contact à la mairie. Une personne que j’avais photographiée pour Indigne Toit, posant devant un immeuble mis en péril, Marie Batou, qui à l’époque fait partie du Collectif du 5 novembre et qui a été évacué avec son mari et ses deux enfants. Plusieurs mois après, elle rejoint le Printemps Marseillais puis elle est élue. Je la contacte et elle me dit : « Tu devrais essayer ». Je contacte donc sur ses conseils la personne à la mairie en charge des commémorations du 5 novembre, Emilie Touchot, qui était auparavant à la tête d’une association à Noailles, ce qui est plutôt bon signe. Je lui fais découvrir le projet et elle est très enthousiaste. Après plusieurs réunions auprès des services de la mairie arrive l’ultime réunion avec la maire et les élus où la concrétisation du projet doit être tranchée. Pour la quatrième fois je projette et commente mes images en citant le nom des personnes photographiées et à la fin de la projection, Michèle Rubirola se tourne vers moi en larmes et me dit : « C’est un grand oui ! ». À partir de là le projet a pu se faire tel que je l’avais imaginé car c’était une des conditions quand j’ai contacté la mairie, avoir carte blanche !
Lien vers la publication « À poings fermés »