Denis Brihat Cultiver son jardin
Pionnier dans la photographie d’auteur en France et la production de tirages d’art “pour le mur”, Denis Brihat a construit son œuvre avec une seule obsession : rendre compte de la beauté de la nature et la sublimer par une alchimie à la matérialité unique.
Propos recueillis par Christophe Asso
J’aimerais qu’on revienne à votre premier contact avec la photographie et comment vous êtes devenu photographe.
Comme beaucoup de confrères, mon père m’avait donné un Kodak Vest Pocket. C’est devenu une passion. Parce que c’est magique la photographie. Après bien des péripéties, j’en ai fait un métier.
Vous dites que vous êtes devenu photographe en photographiant.
Exactement. J’ai d’abord trouvé un travail d’opérateur en sortant de l’armée chez Chevojon Frères. C’était une boîte de photographie industrielle tout à fait à l’ancienne. Le format de travail, c’était 18×24 centimètres. Le plus ancien opérateur, parce qu’on était quand même neuf ou dix dedans, Le Louis -je n’ai jamais su son nom de famille- m’a pris sous son aile. Il m’avait dit : “ Écoute, il ne faut pas que tu restes dans cette boîte. Je vais te filer un maximum de tuyaux et après tu te tires ! “ J’ai suivi ses conseils et j’ai commencé comme ça avec des copains. On s’est fait une petite clientèle avec ce qui se présentait : de la photo d’architecture, de la photo de bébé, etc… C’était passionnant.
Et quoique né parisien, je ne supportais pas Paris. Je suis parti pour Biot, près d’Antibes, où j’étais le correspondant de l’agence Rapho sur la Côte d’Azur. J’ai également commencé à travailler, à faire des illustrations pour des éditeurs. Avec des enchaînements subtils, je suis parti en Inde avec un associé, Louis Frédéric, qui lui était plus indien que les Hindous. On a eu quand même six contrats, pour des éditeurs et pour l’agence Rapho. On partait pour deux ans. Il n’y avait rien sur l’Inde, c’est simple. On s’est aperçu sur place qu’on n’avait pas du tout la même mentalité.
Vous dites que l’Inde est un pays dont on ne revient jamais.
Oui, ça marque, physiquement parce qu’on y laisse des plumes. C’est un pays très attachant. L’avantage, c’est que je ne connaissais rien de l’Inde et de la philosophie orientale. J’étais tout frais et ça m’a permis d’évoluer. Quand je suis revenu, je me suis réinstallé à Biot, mais pas très longtemps et finalement, à Bonnieux.
Vous avez eu le prix Nièpce en 1957 avec votre travail sur l’Inde. J’imagine que ça a été pour vous une reconnaissance.
Oui, parce que financièrement, ça avait été une catastrophe pour moi, mais c’était une grande expérience à vivre, évidemment.
Auparavant, lors de votre service militaire, vous aviez fait la découverte du travail d’Edward Weston.
Je connaissais déjà un peu l’œuvre de Weston par Daniel Masclet. On fréquentait tous deux la Société Française de Photographie. Comme j’étais à l’état-major de la cinquième DB, je me suis fait les papiers nécessaires pour avoir un ordre de mission et j’ai passé une journée dans la galerie Vendôme à Paris où il y avait une exposition de Weston. Je me suis dit : “C’est ça que je veux faire”.
Ça correspondait, c’est un mot qui passe mieux maintenant, à une éthique, à un mode de vie. Quand j’ai été libéré de mes obligations militaires, j’étais basé à Paris. J’avais une chambre de bonne à Auteuil. Ça commençait à marcher, j’étais un peu connu. Je faisais même les photos du concours de musique de Marguerite Long-Jacques Thibaud ! (Rires) C’étaient toujours des expériences, même sur le plan humain.
Mais ça n’allait pas du tout. C’est là que, un jour en discutant avec Doisneau, je lui expliquais : “Je connais un bled qui me plaît bien, c’est dans le Lubéron. J’ai envie de m’installer là et de faire des photos de petites fleurs, de légumes. Je vais en baver, mais merde. À ma place qu’est ce que tu ferais ?” Il m’a dit : “Mon pote, je serais déjà parti”. Je suis arrivé trois jours après, ici, avec deux petites valoches. Je n’avais plus rien mais j’étais libre ! Je ne devais plus rien à personne. J’ai été content du voyage. C’était un peu dur. Les gens du pays m’ont accepté. Quand on est un estranger, ça marche difficilement. Par exemple, pour construire la maison ils m’ont donné un coup de main, ils m’ont fait des fleurs. Les pierres des murs, c’est mon pote Marcel qui me les a descendues des Claparèdes à un tarif ridicule. Alors parfois, je payais ça en tournées de pastis ! Ici on sait vivre ! (Rires)
Vous avez passé les premières années aux Claparèdes.
J’ai passé neuf ans là-haut. Au début, je n’avais pas d’électricité, pas d’eau courante si ce n’est un puits. L’eau était merveilleuse d’ailleurs. Puis j’ai marché sur 24 volts. J’avais un copain camionneur qui me prêtait des batteries de camion. J’ai fini par avoir mes poteaux. J’avais commencé à construire ici, puis on était déjà installé avec Solange. Là, j’ai pu emprunter de l’argent pour faire construire le labo de tirage, une piaule pour les futurs enfants et l’atelier. J’ai commencé à faire du labo en 1968.
Durant cette période, vous entamez une réflexion sur votre travail. J’imagine que ça a bouleversé pas mal de choses.
A posteriori, considérant le travail de cette époque des Claparèdes, j’ai fait beaucoup de photographies que j’appelle structures. Ça se référait la plupart du temps à des éléments naturel et j’ai compris plus tard que j’avais besoin de me restructurer. Après, je me suis calmé, j’ai photographié du légume, beaucoup d’oignons. À 87 ans, j’ai pris une retraite forcée parce que j’ai le cœur qui a déconné. Je n’ai pas encore bien compris ce qui s’est passé mais je ne peux plus faire de labo. J’ai perdu mon œil curieusement, je ne vois plus les choses. Plus exactement, je vois les choses comme tout le monde, alors ce n’est pas intéressant.
Je vous trouve en grande forme.
Je voudrais bien vous croire.
Il y a certaines choses dont j’aurais aimé qu’on parle, notamment de l’influence de la musique sur votre travail, Bach notamment.
C’est une musique très structurée. Logiquement, c’était souvent la seule compagnie que j’avais là-haut aux Claparèdes. Un ami sympa qui vendait du matériel de haute-fidélité à Marseille, m’avait refilé une petite installation, c’était bien.
Vous avez eu envie de travailler sur les séries avec un sujet unique ?
C’était aussi l’influence du reportage. Quand on est sur un sujet, il faut l’exploiter à fond et même prendre des assurances, du rabiot. C’est le métier.
Vous citez aussi comme influence Emmanuel Sougez, avec notamment sa photographie de pelote de ficelle.
Vous êtes très au courant. C’est une chose qui m’avait frappé. Dans la vie, il y a parfois comme un cristal qui apparaît, un élément déterminant. Je m’étais dit que si un objet aussi banal qu’une pelote de ficelle, sur une photo exécutée avec toute la perfection requise, donnait une telle impression de poésie, ça valait le coup de tenir compte de ça. Je n’ai pas photographié de ficelle, mais j’ai fait de l’aubergine, de l’oignon. (Rires)
Il y a un livre qui vous a également influencé, c’est Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc.
J’ai ça en commun avec Cartier-Bresson. Il était très influencé par les philosophies orientales. Chacun en son temps avec Henri, on a acheté ce petit bouquin de Herrigel. Ce qui comptait le plus, c’était la préface de Suzuki. Les termes sont à peine changés, mais il parle de photographie. Ça exprimait, si c’était nécessaire, de l’intérêt, même philosophique, de la photographie.
Je voudrais aussi qu’on parle de l’importance pour vous du “tableau photographique » que vous considérez comme l’égal du tableau de peinture.
La photographie, c’est un ensemble de techniques. C’est toute une histoire d’optique, de chimie. Ça remonte aux Arabes. Ça couvre, il me semble, toutes les activités humaines. C’est un outil. Dans le domaine du journalisme, de la presse, on le sait. C’est aussi un moyen de faire des images qui ne sont pas a priori destinées à l’impression, mais qui sont destinées au mur. Je n’ai pas inventé ça quand même. Il y a eu des grands photographes qui ont pensé à ça, notamment Stieglitz. Les Américains étaient en avance là-dessus. Parce que dans notre civilisation, un mur nu, c’est stressant. Les gens mettent toujours quelque chose sur le mur. Ça commence par le calendrier des pompiers. Dans le meilleur des cas, c’est Marilyn Monroe. Le format est plus grand, ça ne rentre pas dans un bouquin, on le met sur le mur.
J’ai pensé qu’un joli petit légume, une photo de fleurs mais pas n’importe lesquelles, ça correspond à une émotion que j’ai eue et que j’essaie de transmettre avec mon métier. Ce qui suppose un nouveau métier, c’est-à-dire qu’il faut que l’image ait une qualité physique que n’a pas la photo de presse. Les encadreurs, ils ne connaissent rien à la photographie. Ils peuvent être géniaux pour la peinture, mais pas pour la photographie. Moi, j’ai fait un tas d’expériences pour arriver à quelque chose qui est simple. Je n’ai pas encore pu me payer des verres antireflets.
Vous avez toujours tout fait vous-même ?
Oui, d’autant plus que j’ai commencé à bricoler pendant la guerre. Je suis vraiment un manuel.
D’ailleurs, vous citez une anecdote. Vous avez vu des tirages de Weston tirés par son fils Brett que vous avez trouvé, je vous cite, « plats ».
Oui, il faut dire que la technique de Weston était très primaire et très simple. Il avait un labo dans un cabanon construit par ses fils à Carmel. Le labo, c’était une planche. Il développait et il fixait dans la même cuvette. C’étaient des contacts 20×25. Son fils Brett a fait des tirages. Qu’ils aient été faits par Edward ou un de ses fils, on ne sait pas trop. Si ce n’est que ça vaut 50 000 ou 500 000 dollars. Je dis souvent : “Plus c’est cher, plus ça a de la valeur”. Je sais très bien que mon travail, je devrais le vendre dix fois plus cher. Évidemment, j’ai augmenté le tarif petit à petit. Je ne savais pas de quoi partir. Là aussi, il fallait inventer.
Vous avez donné de la valeur aux tirages en faisant des tirages limités.
Jean-Pierre Sudre avait lancé le concept du tirage unique. Moi, ça ne me plaisait pas tellement, mais par respect pour mon aîné que j’admirais beaucoup, je faisais pareil et on a fait des expos ensemble. J’ai trouvé la solution, à partir du moment où j’ai commencé à bricoler l’image elle-même, l’image physique. Comme il y avait des opérations un peu complexes et toujours expérimentales, faire un tirage unique impliquait de vendre la photo à un prix impensable. Petit à petit, j’ai trouvé la méthode. Je tire à six exemplaires le format moyen, 40×50, plus une épreuve personnelle que je garde et qui, éventuellement, peut passer dans une exposition. Là, c’est une épreuve d’artiste. Ce qui permet de faire un échange avec d’autres confrères.
À partir de 1968, vous amenez de la couleur dans votre travail.
Ça a fait partie du dialogue avec Jean-Pierre et Claudine Sudre. La couleur, telle que les photographes l’envisageaient, c’était la couleur Kodak ou Fuji. La couleur, c’est pour moi une véritable dimension. Cette dimension, c’était le standard chez Kodak. J’ai toujours eu une dent envers Kodak, donc je me contentais du noir et blanc. C’était le début du labo. J’ai commencé à faire des essais de virages partiels. Il y avait très peu de documentation là-dessus. Dans la bible des photographes, La Photographie Pratique de Louis-Philippe Clerc, il n’y avait pas deux pages sur les techniques de virages. À partir de ça, il fallait broder. Je ne suis pas chimiste.
Jean-Pierre avait exhumé une méthode. Ça supposait un redéveloppement très sensible parce que les cristaux d’argent qu’on récupère sont différents et prennent des couleurs ou pas. C’est très subtil. Puis il y a une différence de matière aussi. Tout ça contribue à donner des images qui donnent un peu d’appétit puisqu’elles sont destinées à être vues et revues sur un mur. C’est comme les autres arts. J’ai pas mal travaillé là-dessus. J’avais d’autres recherches en cours, inspirées par les travaux d’Alphonse Poitevin, un grand bonhomme !
Tout ce savoir-faire, vous l’avez enseigné ?
Oui, Jean-Pierre a commencé à enseigner avant moi. On en avait beaucoup discuté, notamment dans l’avion qui nous emmenait à Helsinki où l’on avait fait des grosses expos. Je l’encourageais. Puis, Claudine et lui ont déménagé et se sont installés à Lacoste.
Vous avez commencé par faire un stage d’été, il me semble.
En 1978. Puis, à l’automne de cette année-là, trois personnes sont venues séparément pour me demander de faire un stage à l’année, neuf mois ici. Ça a duré neuf ans ! J’ai embauché un des trois premiers, Yann Le Goff, comme assistant et on est resté très amis.
Les gens logeaient dans le pays. On faisait souvent des bouffes parce que ça permet de faire passer un tas d’idées. C’était très expérimental. Le premier jour, je leur disais : “Je vous préviens, je ne veux pas vous apprendre la photographie. Je vais vous apprendre à apprendre.” Puisque tous les confrères qui ont fait quelque chose dans les différentes disciplines photographiques, ont tous appris sur le tas, alors on va jouer au tas.
Puis je me suis retrouvé enseignant à la faculté de Marseille. C’est un mauvais souvenir. J’étais avec des gens qui étaient vraiment de qualité, mais qui n’étaient pas qualifiés pour enseigner la photographie comme on enseigne d’autres matières. C’est spécial la photographie.
Par exemple, je faisais des cours d’optique et de chimie, pas de photo. Pour savoir comment est foutu un objectif, on peut le faire en une matinée et on n’en parle plus. Un jour, il y a eu cet événement où tous les élèves de deuxième année se sont mis en grève parce qu’ils voulaient faire de la photographie. Ils n’en faisaient pas !
Ma culture, je l’ai acquise au travers de la photographie. Il y a des avantages et des inconvénients, mais je sais de quoi je parle.
J’aimerais qu’on parle aussi des portfolios puisque vous en avez édité un certain nombre.
J’avais été invité aux rencontres de Lurs. Je connaissais Maximilien Vox, un des créateurs. J’ai eu une ouverture encore plus large de ce qu’était le bouquin. Évidemment, j’avais l’habitude d’aller chez les imprimeurs quand j’avais des choses à publier mais ça m’a ouvert des horizons. Je pensais que ce serait bien de faire en photographie des études restreintes sur un sujet, un peu comme ça se fait traditionnellement en gravure ou en aquarelle. J’étais parti pour monter une sorte de coopérative ici pour fabriquer ces portfolios. À Lurs, ils ne m’ont pas tellement encouragé. Comme je suis un peu têtu, j’ai fait un premier portfolio, une étude sur un citron d’une quinzaine de planches. C’était l’époque du labo des Claparèdes. Je tenais une liste des opérations de fabrication. Je sais que j’ai sorti 200 seaux du puits pour le portfolio du citron que j’ai édité en 50 exemplaires. C’était en 1963. Après, il y a eu La danse du temps et des vents. C’était très expérimental. C’est un bouquin qui fait huit mètres de long avec un montage japonais et un texte de Marie Mauron avec qui j’étais bien copain.
Vous avez conservé votre laboratoire ?
Tout est démonté. J’ai gardé un coin avec mon Durst 138. C’est un si bel outil. Je n’ai pas pu m’en défaire.
Voulez-vous me parler d’une actualité ?
Il y a un projet de livre avec les éditions Le Bec en l’air sur tout le travail sur les oignons, avec un texte de Michel Poivert, dont la sortie est prévue pour octobre.