Maude Grübel Le Seuil
Propos recueillis par Christophe Asso
Pouvez-vous expliquer la genèse particulière de ce projet ?
À la base Le Seuil n’était pas pensé comme un projet. D’en faire un travail est devenu pour moi une nécessité après coup. En 2014 je voyageais beaucoup pour finaliser les prises de vue en Algérie et la maquette du livre de mon travail Jardin d’essai. Pendant cette période je commençais à avoir beaucoup de vertiges et je pensais que c’était à cause de la fatigue. Puis, en avril 2015, j’ai fait une crise d’épilepsie comatique. J’ai été prise en charge à l’hôpital de la Timone où une tumeur cérébrale m’a été diagnostiquée et où j’ai été opéré. Quand j’étais hospitalisée c’était étrange parce que j’étais très affaiblie et perturbée mais en même temps j’avais besoin de bouger, de faire des choses. Un ami m’a alors proposée de m’amener à l’hôpital son Hexar, un appareil photo argentique automatique. Normalement je travaille avec des appareils photo moyen format et souvent avec un trépied. Je me rendais bien compte que je n’étais, ni physiquement ni mentalement, capable d’utiliser un tel appareil. Je faisais des photos à l’intérieur et à l’extérieur de l’hôpital le jour et la nuit. Je dessinais et j’écrivais aussi dans un cahier. Les cahiers de travail font partie de ma pratique et sont pour moi une matière importante pour aboutir un projet. À l’hôpital j’avais un premier cahier puis un deuxième qui correspondait à toute la période de mes traitements médicaux. Je l’ai commencé le premier jour de ma première chimiothérapie et il s’arrête 3 mois après ma dernière séance de radiothérapie. Dans ces cahiers tout est décousu et très étrange. Comme de la science-fiction. Au bout d’un moment, j’ai commencé à ressentir de la frustration d’avoir passé autant de temps à l’hôpital. J’ai eu l’impression d’avoir perdu deux ans de ma vie. Après j’ai réalisé que ces deux cahiers et toutes les images et dessins que j’avais fait, ce n’était pas rien et qu’il fallait en faire quelque chose. J’ai mis beaucoup de temps à trouver la forme de l’objet-livre Le Seuil parce que le sujet m’était trop proche. Au début j’ai reconstruit mon cahier de travail au format « Moleskine ». Avec le temps j’ai réussi à prendre de la distance. L’ensemble du livre est plutôt sobre pour créer cette distance et ne pas tomber dans quelque chose de larmoyant. J’ai choisi un format « roman » et une typographie neutre, vue que mes notes ne sont pas forcément très intimes. Elles sont comme des fragments de pensée, très robotiques, mécaniques. Mon cerveau fonctionnait comme ça. Le texte se rapproche plus de la poésie que d’un récit.
Vous parlez de distance. Vous êtes-vous fait aider pour construire le livre ?
J’ai montré ma première maquette qui n’avait encore rien à avoir avec le livre actuel à plusieurs personnes. J’ai enlevé beaucoup d’images qui étaient trop explicites. Je me suis vite rendu compte qu’il me faudrait aussi de l’aide pour bien retranscrire les notes. Il y a deux personnes qui m’ont beaucoup aidé dans le choix des images et pour le rapport texte-image. J’ai pensé qu’il valait mieux ne pas montrer les premières maquettes à trop de personnes et pas seulement à des personnes qui me connaissaient bien. Ça m’intéressait d’avoir des avis autres que ceux des gens du milieu de la photographie ou de l’art. Comment les gens réagissent à ce projet ? Est-ce que ça a de l’intérêt pour eux ? Qui ça peut toucher ? La première maquette date de 2017 et j’ai trouvé la forme définitive l’an dernier, en 2020. C’était un processus assez long. Plus long que le temps des prises de vue et des dessins.
Pouvez-vous expliquer le choix du titre ?
Quand je suis tombée malade ma perception du monde a changé, notamment à cause de mes vertiges. Je ne savais plus où étaient le haut et le bas, et les limites de mon corps. Tout était mouvant. Je suis où ? Et où est le monde ? Comme des ellipses qui se superposent et donnent ce seuil. Ce qui est entre le corps et le monde extérieur et qui est très flou. Le seuil c’est aussi la porte d’un monde à l’autre. C’est un mot qui traduit bien le sentiment que j’ai eu quand j’étais dans cet état là.
Prévoyez-vous de montrer ce travail sous la forme d’une exposition ?
Le livre est pour moi la meilleure forme que peut prendre ce projet. Mais je réfléchis à une diffusion sous forme d’une exposition / installation. Comment montrer ce travail au mieux car il y a tellement de facettes ? Pendant ce projet ma manière de travailler a complètement changé. Tout a basculé. J’ai utilisé en même temps plusieurs appareils photo de différents formats et des procédés photo très différents. J’ai travaillé d’une manière assez décousue. Je n’avais jamais travaillé comme ça et aujourd’hui, maintenant que je vais mieux, non plus. Organiser toute cette matière demande donc beaucoup de réflexion pour rendre sa restitution cohérente.
Le Seuil parle de la rencontre de l’être humain avec le monde extérieur dans une situation d’isolement causée par une pathologie. Il aborde les rapports entre oubli/mémoire, corps/identité et traduit l’expérience d’une perception modifiée de soi et du monde.
Comment rendre compte de l’inquiétante étrangeté à soi et au monde que la maladie m’a révélée ? Comment l’expérience vécue influe-t-elle la perception et le regard ?
En 2015, une tumeur cérébrale m’est diagnostiquée suite à une crise d’épilepsie et au coma qui s’en est suivi. Confrontée à un bouleversement des rapports à ce corps devenu étranger, cette pathologie a entraîné une remise en question de ma relation au monde et aux autres.
Les images de ce projet ont été réalisées entre 2015 et 2018 en France, principalement à Marseille, après une intervention chirurgicale, durant la période d’hospitalisation et tout au long des traitements médicaux.
Lieux insolites, masques et visages tressent des connexions entre les tissus du corps et ceux des paysages du monde. À ce seuil, la membrane du corps et du monde se confondent créant une vision mouvante.
Ce travail combine photographies et dessins. Parallèlement, je tenais un cahier de travail composé de ces éléments ainsi que des textes.
Le livre Le Seuil qui paraîtra fin d’été 2021 chez André Frère Éditions est construit à partir de ce cahier.
Précommander le livre Le Seuil sur le site d’Andre Frère Éditions
Marseille, 08 septembre 2016
Je suis en train de scanner mes négatifs de l’hôpital 2015.
Avec la distance :
la vie qui défile
un film sur un écran
un panneau publicitaire sur lequel les images défilent
distance au monde extérieur
reflets dans et à travers les miroirs
je me photographie, ce n’est pas moi
je suis dans une bulle, un ascenseur, une cage en plexiglas
je vois le monde pour la première fois
– et mes amis en noir et blanc –
lointains
étrangeté