PAR HASARD : Entretien avec Guillaume Theulière
Guillaume Theulière est co-comissaire de l’exposition PAR HASARD, pensée en deux volets, qui rassemble les œuvres de 120 artistes, qui du milieu du XIXe siècle jusqu’à nos jours, ont confié leur talent au seul hasard. Rencontre fortuite, inattendu, coïncidence, surprise, aléatoire ou inadvertance deviennent alors maître d’œuvre.
Propos recueillis par Christophe Asso
Depuis plusieurs mois la photographie est à l’honneur dans la programmation des Musées de Marseille avec les expositions Sophie Calle et Man Ray. Cette orientation va t-elle se confirmer ces prochaines années ?
La place de la photographie dans l’histoire artistique de Marseille est centrale à plus d’un titre. Walter Benjamin auteur du célèbre essai L’art à l’heure de la reproductibilité technique y a séjourné dans les années 1930 et László Moholy-Nagy auteur du texte manifeste Peinture, Photographie, Film, vient filmer et photographier la ville en 1929. Son film expérimental dédié à Marseille lui sert de terrain d’expérimentation constructiviste. C’est d’ailleurs le même chemin qu’emprunteront nombre de pionniers de la photographie moderniste comme Man Ray, Germaine Krull, François Kollar, Florence Henri, Herbert Bayer. A la fin des années 1980 – début des années 1990, grâce au conservateur Bernard Millet, le musée Cantini fait alors l’acquisition d’un important fonds photographique dédié au Pont transbordeur. Compte tenu de la fragilité des tirages ainsi conservés il nous est impossible de présenter en permanence ces photographies historiques mais nous réfléchissons à un moyen de monstration pour le futur accrochage permanent sur la place de Marseille au XXe siècle et son rôle des plus importants dans la naissance de l’art moderne. Ce sera en tout cas je l’espère, l’occasion de créer un espace dédié à la présentation du film iconique de Moholy-Nagy, Marseille, Vieux port, en perspective d’archives de l’artiste et de travaux préparatoires. En ce qui concerne la programmation, l’exposition Sophie Calle a été un vrai catalyseur pour les musées de Marseille, et la narration photographique de l’artiste a permis de créer un parcours inédit et sur mesure dans cinq musées, une première pour un seul artiste ! De même la double exposition Man Ray et la mode permet aujourd’hui d’étendre le propos sur deux musées, Cantini et Borély. Man Ray est d’autant plus important pour Marseille qu’il a lui aussi photographié le Pont transbordeur ou le Château d’if dans les années 1930. Enfin au sujet de la photographie contemporaine celle-ci a une grande place dans l’exposition PAR HASARD encore visible jusqu’au 23 février. Le musée d’archéologie méditerranéenne prépare également une exposition des photographie des sites archéologiques syriens de Michel Eisenlohr pour l’été 2020 à la Vieille Charité et les musées de Marseille en partenariat avec le festival Photo Marseille préparent pour l’automne 2021 une grande rétrospective d’Eric Bourret, photographe qui court le monde à la recherche des raretés diffuses du temps et de la nature.
Dans les expositions PAR HASARD, il y a une grande place faite aux œuvres photographiques. Comment s’est effectué le choix de ces œuvres ?
La sélection des œuvres photographiques s’est opérée de manière chronologique afin de raconter une histoire de l’art moderne et de la photographie sous le prisme du hasard qui joue un rôle de révélateur dans la démarche des photographes. Man Ray développe la technique du photogramme et par la même une œuvre filmique expérimentale avec Le retour de la raison et ce fut un point de départ pour la sélection d’ensemble. Il était également nécessaire de faire un focus sur Brassaï à qui j’ai consacré un mémoire de maîtrise lors de mes études à l’école du Louvre, et il me paraissait fondamental de m’attarder sur sa série des Sculptures involontaires qu’il publie avec Salvador Dalí dans la revue Minotaure en 1933. Ce sont des objets photographiés en gros plan, souvent des déchets, des tickets de bus roulés instinctivement par des inconnus, placés sur des plaques de verre par le photographe pour leur donner une sensation de flottaison et de « sculpturisation » par le « close up » de l’appareil photographique. Cette magnificence de l’objet trouvé est au cœur de la démarche surréaliste et du hasard objectif développé par André Breton et se retrouve aujourd’hui dans les préoccupations de nombreux artistes contemporains. Aussi on peut imaginer un heureux dialogue entre les photos de Brassaï et la série plus récente des Paysages de sol d’Alain Flescher. De manière plus ludique, les jetés de balles de John Baldessari sont à la fois drôles et très esthétiques tandis que Delphine Wibaux a mis au point une technique d’impression photographique sur pierre donnant naissance à des motifs évanescents d’une sourde force poétique.
La photographie impose une certaine maîtrise technique, comment la question du hasard est-elle traitée dans le champ de la photographie ?
Justement sous l’angle de la technique, car au final, et c’est le sujet de l’exposition : rien n’est laissé au hasard par les artistes. Dès lors qu’un artiste et encore plus un photographe affirme sa volonté de création, le hasard est naturellement aboli. Ce qui est donc intéressant à travers ce sujet ce n’est pas de se demander si le hasard existe ou non en art mais de rendre compte au combien le hasard est devenu dès la seconde moitié du XIXe siècle, un compagnon heureux, qui guide l’artiste dans ses expérimentations techniques. On parlera alors de sérendipité plus que de hasard en soi, c’est à dire l’art de faire des découvertes par hasard. C’est le cas de Man Ray qui dit découvrir par hasard la technique du photogramme en posant instinctivement sur une pellicule des objets récupérés et en allumant une ampoule pour révéler les objets. La technique employée par les artistes laisse le hasard s’immiscer dans le processus de création de l’œuvre. C’est ensuite qu’il a le choix ou non de dompter ce fruit du hasard comme dans les risées maritimes d’Eric Bourret créant illusion d’une œuvre graphique ou de simplement se laisser aller à l’inconnue comme dans les brûlages de Raoul Ubac, qui utilise une « cuisine » photographique consistant à faire bouillir ses tirages photographiques. Aujourd’hui beaucoup d’artistes semblent également se référer mais sans le citer explicitement à ce que Gilles Clément a pu théoriser comme l’existence d’un « art involontaire ». Je suis assez partisan de cette thèse qui consiste à dire qu’il préexiste une forme d’esthétique et donc d’art qui nous échappe dont la nature et l’humain sont les créateurs inconscients. Si je ne crois pas que le hasard existe en art, celui-ci peut préexister à l’œuvre par des phénomènes naturels ou humains que l’artiste lors de ces déambulations, ou ses voyages va essayer de capturer. C’est le cas magnifique des photographies de Bernard Plossu qui nous dit : « on a le hasard que l’on mérite ». Cela rejoint le travail vidéo de Jennifer Douzenel, dont le silence, la lenteur de la pose se rapproche de la peinture et de la photographie. En un seul plan de 3,33 minutes celle-ci capte le reflet du mont Fuji aperçu par hasard sur une patinoire de fête foraine alors qu’elle était venue au Japon filmer le reflet de cette montagne si fameuse sur des lacs. Or, comme c’est souvent le cas au Japon les vents trop violents l’ont empêchés de filmer le mont Fuji comme elle l’aurait souhaité. C’est donc cet échec qui a fait œuvre et qui se transforme par magie en vidéo hypnotique. C’est ici toute l’ambiguïté du sujet du hasard en art. Peut-être n’existe-t-il pas techniquement parlant, mais celui-ci se faufile poétiquement, et les artistes et donc les photographes peuvent mettre une vie entière à essayer de capturer ces petits riens de la vie qui font œuvre.
Expositions PAR HASARD, jusqu’au 23 février 2020.
Centre de la Vieille Charité / Friche la Belle de Mai
Commissariat : Xavier Rey, directeur des musées de Marseille et Guillaume Theulière, conservateur au musée Cantini assisté de Léa Salvador, historienne de l’art.
Photo d’illustration : Raoul Ubac, Photo révélée, brûlage, 1940, série des « Nébuleuses », épreuve argentique, 29,5 x 39,5 cm. Collection Jacques et Thessa Hérold.