À bientôt camarade, un voyage odysséen, par Michaël Duperrin, auteur, photographe, et Thomas Vinau, poète
C’est un voyage en encre bleue sur les pas d’Ulysse. C’est un double récit, en textes et photographies, de Michaël Duperrin, s’élevant dans la substance du cyanotype, qui est un tirage en bleu de Prusse de procédé ancien.
Par Fabien Ribéry, L’intervalle.
On ne sait pas vraiment quand tout a commencé, dans un hôtel à Naples, peut-être, et si la fiction a précédé la réalité, ou la réalité la fiction, mais on y est, en plein embarquement, de retour vers Ithaque en passant par différents points de la mer Méditerranée.
A chacun d’imaginer le trajet, de relier les noms, qui s’inscrivent sur le blanc de la page comme dans un poème de Mallarmé.
Nous voyageons, rencontrons des récifs, écrivons comme Michaël Duperrin dans l’écart entre le poème et le monde.
Les nuages interrogent le nomade, et lui confient : nous te suivrons jusqu’où tu n’iras pas.
Où se trouve la porte des Enfers ?
Sommes-nous définitivement égarés d’avoir chassé les sibylles des espaces de pénombre, remplacées par des prostituées à la peau noire ?
Fumées, grondements, coulées de lave baroques, mers en furie.
Le pompiste sud-africain est un guerrier d’Achille, calme et déterminé, alimentant en carburant le cratère de la Solfatare.
Nous marchons vers le cimetière des Fontalelle où sont conservés les crânes « d’une partie des morts de la grande peste de 1656 ».
Il faut avancer dans les volutes bleues, avec la cohorte des morts, feindre de disparaître avec eux, et renaître là-bas, non loin de la côte, du côté de Capri la luxueuse, avant que de sombrer vraiment : « Le quotidien a repris son cours. Mon amie Isabelle est depuis longtemps malade, mais en quelques semaines tout se précipite, le cancer progresse, la mort approche et laisse chacun sans voix. Je pars, pour un voyage prévu depuis longtemps. Notre dernière entrevue a été étrange, moi tendu, l’esprit aux préparatifs, et elle… je ne sais pas. L’appel que je craignais finit par arriver et précipite mon retour. »
De la cocaïne, des draps blancs, des palazzi, et des corps sous morphine dans les chambres d’hôpitaux.
Odysseus reprend le train pour Naples, où il y a tant de fous et de génies.
« Naples me paraît foncièrement ambiguë. Sa vitalité a deux facettes indissociables, l’une fluide, accueillante et généreuse, l’autre chaotique, vicieuse et éreintante. Naples n’a pas besoin d’être tournée vers la mer et son port : elle est elle-même une vague dont l’énergie emporte tout. »
Volupté d’égarement du cyanotype, mer épousant la mer, âme épousant une âme.
Se pourrait-il qu’une défunte vienne nous visiter dans la crypte d’une église et prenne possession, amoureusement, comme une mère, pour quelques instants inouïs de rapt consenti, de notre corps ?
Ulysse tourne en rond, cherche le tombeau de Virgile, découvre une petite tour circulaire.
Odysseus est un carnet de voyage circulaire, un hymne à Naples, cité sainte, libre et corrompue, première capitale de l’Italie.
Mêlant mythologie et quotidienneté, Michaël Duperrin est un protégé d’Athéna.
Le voilà qui traverse des forêts près de Rome, cherche des traces, des portes, des entrées, des passages.
Le cyanotype est un liquide amniotique.
Y flotte pour l’éternité un cheval déjà formé, des tremblements de feuillages, des arbres dans la nuit, l’errance d’un navigateur à terre.
Homère est un fantasme, un hypertexte borgésien, un futur aveugle et désirable, une mixture de sels d’argent.
« Nous sommes, chante L’Odyssée de Michaël Duperrin, des créatures chromato-sensibles. Nous réagissons vivement aux variations des longueurs d’ondes. »
Nous sommes des chercheurs d’or.
Michaël Duperrin, Odysseus, L’autre monde, contributions de Pierre Bergounioux et Thierry Fabre, design graphique Typical Organization for Standards and Order (Athènes), sun/sun éditions, 2019, 124 pages – 1000 exemplaires pour la version française
Céline Pévrier, créatrice des éditions sun/sun, publie parallèlement un bref recueil de poèmes de l’auteur de Nos cheveux blanchiront avec nos yeux (Alma, 2011), Thomas Vinau, Le noir dedans, qui est la réédition d’un texte écrit il y a une dizaine d’années pour une maison d’édition avignonnaise disparue depuis.
On y lit en incipit (mais chaque poème est ici tel) : « C’est noir dedans / depuis tout petit / depuis toujours / et pour tout le temps / c’est noir dedans. »
On écrit peut-être pour ça : pour retourner le noir originel, y retourner sans baisser les yeux, plus fort que la mort.
La littérature, l’art, l’amour, la révolution, les grandes inventions sont des réponses au noir.
C’est pour cela qu’il faut du bleu, de l’alchimie, du voyage entre toutes les Charybde et Scylla des jours.
Pour aimer l’autre sans craindre son noir, pour s’aimer un peu soi-même.
Homère raconte des histoires, comme Michaël Duperrin et Thomas Vinau.
Parce que nous sommes troués, chus, piétinés, parfaitement survivants, et créateurs de mondes.
Thomas Vinau, Le noir dedans, éditions sun/sun, 2019